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La terre d’Israël et le Royaume - Extraits
 

Alain Marchadour

 

Une sacralisation remise en question

Jésus, fils de cette terre, introduit pourtant dans son enseignement un déplacement significatif sur la sacralisation de l’espace, en prêchant l’avènement du royaume. Tout en assumant l’histoire sainte, et particulièrement dans le lien entre la terre et l’alliance, il donne à la terre et à l’alliance son sens dernier. La terre de l’alliance localisée géographiquement s’ouvre sur le royaume de Jésus, dont l’extension ne connaît aucune frontière : « Bienheureux les doux, ils posséderont la terre » (Mt 5,4). Jésus reprend ici un verset de psaume (Ps 37,11), promettant aux pauvres la possession de la terre (en hébreu on a le mot anawim, traduit en « doux » dans la Septante). Jésus s’inscrit dans la tradition prophétique qui annonce un royaume à la fois « déjà là » et « pas encore réalisé », dans lequel les pauvres occuperont la première place. Resituée dans l’ensemble de l’Évangile, cette promesse de la terre faite aux pauvres apparaît comme l’annonce du royaume des derniers temps, inauguré par Jésus. Ce royaume n’est plus lié à une terre particulière, il naît et grandit partout dans le monde, là où des disciples de Jésus mettent en pratique cette béatitude.

 

Ce déplacement trouve son expression la plus radicale dans le dialogue de Jésus avec la femme samaritaine (Jn 4). Invité par elle à choisir entre la terre du Garizim, lieu de culte des Samaritains, et la terre de Jérusalem, centre de la foi juive, Jésus annonce ce qui s’accomplira pleinement à partir de sa résurrection : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car tels sont les adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer » (Jn 4,21-24). Ernest Renan le rationaliste repérait dans ce passage biblique un des hauts lieux symboliques de l’évolution spirituelle de l’homme. Deux affirmations sont à souligner : d’abord Jésus rappelle que le salut s’est incarné dans l’aventure du peuple juif, en grande partie sur cette terre, qu’on a parfois appelé « le cinquième Évangile ». En second lieu Jésus proclame l’avènement, en sa personne, d’une ère nouvelle dans l’histoire religieuse de l’homme : c’en est fini de la sacralisation d’un espace déterminé pour y rendre un culte à Dieu. Sur un fond de continuité, Jésus proclame une rupture : le royaume n’est plus enraciné dans une terre et dans un espace délimité par des frontières, et marqué par des sanctuaires, mais s’exprime désormais en lien avec la personne de Jésus, sa vie et son enseignement.

 

Ce culte en Esprit et en vérité est celui que chaque croyant habité par l’Esprit rend au Père. Il est intérieur, non pas parce qu’il serait localisé dans la partie la plus intérieure de chacun, mais parce qu’il est l’œuvre de l’Esprit : c’est l’adoration véritable que l’Esprit Saint qui est vérité (c’est-à-dire révélation) suscite en chaque homme. Ce culte intérieur provient de la présence de l’Esprit et de sa permanence en l’homme. L’heure qui arrive, c’est l’heure de l’Esprit. Au temps historique de la Samaritaine, elle doit venir ; au temps de l’évangéliste, maintenant elle est là.

 

Une telle naissance d’un culte spirituel intériorisé s’appuie sur la révélation du mystère de Dieu : « Dieu est Esprit » (v. 24). Cette affirmation prend ses distances avec toutes les représentations, les images et les sanctuaires. Dieu est au-delà du langage même de l’homme. Il est à l’opposé de ce qui est « charnel ». Dans une telle révélation, le rapport aux lieux, et même à la Terre sainte, se relativise. Désormais Dieu n’est plus relié à une Terre, aussi sainte soit-elle, mais habite dans le cœur de tout homme, en qui l’Esprit a fait sa demeure.

 

Jésus annonce qu’en sa personne, la Bonne Nouvelle est appelée à déborder les frontières de son pays natal. Elle a vocation à rejoindre toutes les nations de la terre. Ce qui était annoncé à Abraham, en qui toutes les nations devaient être bénies, s’accomplit en Jésus. Par sa résurrection, il ouvre sur des temps nouveaux dans lesquels l’Esprit de Jésus rejoint tous les hommes là où ils vivent. La résurrection de Jésus inaugure une ère nouvelle « où il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,28).

 

La révélation accordée à la Samaritaine est confirmée par l’enseignement et les gestes de Jésus, en particulier à Jérusalem. Il est significatif que Jean place l’expulsion des vendeurs du Temple au commencement de la vie publique de Jésus (2,13-22). Le Temple est vidé de tout ce qui l’encombre, pour être remplacé par un temple nouveau : « mais lui parlait du temple de son corps » (2,21). Dans le long enseignement qui se déroule dans le Temple pour la fête des Tentes, ce qui était annoncé dans le prologue, du logos divin, s’inscrit maintenant dans l’histoire concrète de Jésus. Il se présente comme la source d’eau vive et invite les participants à boire de cette eau. Cette révélation solennelle prolonge et approfondit les discours du puits de Jacob (4,10-14) et de Capharnaüm (Jn 6,37).

 

Cette sentence, ainsi structurée, prononcée au cours de la fête des Tentes exprime bien le déplacement provoqué par Jésus, depuis Jérusalem et le Temple, jusque vers son propre corps.

 

(A) Si quelqu’un a soif,
(B) qu’il vienne à moi
(B’) et qu’il boive,
(A’) celui qui croit en moi.

 

Comme le dit l’Écriture, de son sein couleront des fleuves d’eau vive.

 

Ézéchiel 47 vient spontanément à l’esprit, qui parle de l’eau qui sort du Temple et qui s’en va « assainir les eaux de la mer Morte ». « Ce jour-là, les montagnes dégoutteront de vin nouveau [ …], les eaux couleront. Une source jaillira de la Maison du Seigneur et elle arrosera la Vallée des Acacias » (Joël 3,18). Le narrateur introduit ici son propre commentaire pour donner le sens de la métaphore de l’eau vive en précisant : « Il parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui avaient cru en lui » (Jn 7,39). De fait, au terme du parcours historique de Jésus, l’eau qui sort du côté de Jésus en croix (19,34) transforme la métaphore en réalité. Le Temple d’où coulaient les eaux du salut est alors, pour le chrétien, remplacé par un temple spirituel, le Christ où le salut prend sa source et se répand pour tous les hommes dans le monde entier.

Les premiers disciples

 

L’Église primitive a appliqué fidèlement ce que Jésus lui-même et surtout l’Église, après la résurrection, ont introduit comme rupture. Les lieux sanctifiés par le passage de Jésus ont été depuis le commencement objets de vénération. Inscrits dans une géographie sanctifiée par des siècles d’histoire sainte, les récits évangéliques ne trahissent pourtant aucune fascination magique pour les lieux. Ainsi on constate souvent que les évangélistes ne cherchent pas à tout prix à localiser les événements qu’ils rapportent. La transfiguration se déroule sur « une haute montagne » (Mc 9,2). Jésus entre « dans une synagogue » (Mc 3,1) ; Jésus « se retire au bord de la mer » (Mc 3,7). Jésus enseigne à ses disciples à prier « comme il était quelque part à prier » (Lc 11,1), etc.

 

Un tel détachement par rapport aux localisations porte la marque de la situation des évangélistes et de leurs communautés situées hors de la Palestine, mais aussi de l’usage liturgique des textes. Le culte tend à effacer ce qui est trop lié à un temps et un lieu singulier, pour privilégier une dimension universelle, disponible pour les lecteurs de tous les temps et de tous les pays. L’orientation théologique des Évangiles, et leur volonté d’ouverture universelle ont conduit à relativiser les données proprement topographiques.

 

Mais un tel détachement ne signifie en aucun cas indifférence face aux lieux fondateurs de l’histoire du salut. Les fouilles archéologiques ont en particulier mis en valeur des traces de vénération judéo-chrétienne de certains lieux particulièrement significatifs, comme Nazareth, Capharnaüm ou certains quartiers de la ville de Jérusalem. Il n’est pas impossible que quelques textes bibliques du Nouveau Testament soient nés dans le cadre de pèlerinages liturgiques sur des lieux sanctifiés par Jésus. C’est l’hypothèse qui a été faite pour expliquer la visite des femmes au tombeau en Lc 16,1-9.

 

Les premiers chrétiens, Paul en particulier, sauront en tirer les conséquences. Jérusalem et la Terre sainte, tout en demeurant un lieu symbolique de référence, cessent d’être les lieux exclusifs de la présence de Dieu. Plus que la terre, c’est désormais le Christ ressuscité qui donne valeur de sainteté à toutes les terres sanctifiées par les disciples de Jésus. Désormais les frontières du royaume s’étendent jusqu’aux extrémités de l’univers. L’évangile prêché par Paul n’inclut pas la géographie sacrée racontée par les évangélistes. Pour lui l’essentiel est la création nouvelle opérée en Jésus mort et ressuscité : « Ainsi donc, désormais nous ne connaissons personne selon la chair. Même si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant ce n’est plus ainsi que nous le connaissons. Si donc quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle : l’être ancien a disparu, un être nouveau est là » (2 Co 15,16-17).

cairn.info/revue-transversalites-2011-3page-35.html





 

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