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Cham découvre les limites de son père Noé - Extrait

Walter VOGELS

Nouvelle Revue Théologique 109 – N°4 1987

 

  • Le comportement de Cham : v. 22

Deux verbes décrivent la démarche de Cham, père de Canaan : comportement négatif, puisqu'il entraîne la malédiction de Noé. Le texte affirme d'abord que « Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père ». Certains auteurs — nous l'avons signalé plus haut — prétendent que l'expression « la nudité » implique plus qu'un simple voir et désigne une action sexuelle. Ils se basent sur un seul verset biblique (Lv 20,17), où « voir la nudité » est mis en parallèle avec « découvrir la nudité ». Par ailleurs, dans tous les autres cas, l'expression « voir la nudité de quelqu'un » ne comporte aucune connotation sexuelle. Il s'agit de voir la pauvreté, la honte, l'humiliation de cet être. Quelqu'un est mis à nu, humilié à la vue des autres. Il en est ainsi pour l'humiliation de Babylone : « Que soit découverte ta nudité, que soit vue ta honte » (Is 47,3) ; ou de l'humiliation d'Israël : « Je vais découvrir ta nudité devant eux, pour qu'ils voient ta nudité » (Ez 16,37 ; cf. Ez 16,7-8; Os 2,11-12; Lm 1,8). Un autre texte est révélateur. Joseph accuse ses frères d'être des espions venus « pour voir la nudité (les points faibles) du pays » (Gn 42,9A2) : Par conséquent, rien dans la phrase où Cham « vit la nudité de son père» ne laisse soupçonner une action sexuelle. En plus, il n'y a rien de choquant en soi à voir la nudité de quelqu'un, ni à voir un homme nu ; la Bible ne le condamne nulle part. Mais, si la nudité représente la faiblesse, la pauvreté, il devient alors humiliant d'être vu dans un tel état, comme les textes cités le soulignent. Notre texte dit tout simplement que Cham « vit la nudité de son père ». Noé, dans un état humiliant, montre ses faiblesses et ses limites et Cham découvre son père dans un tel état. Tout laisse soupçonner qu'il l'a vu par hasard. Normalement un fils se fait une idée très élevée de son père ; il voit en lui un exemple à suivre. Le jeune veut construire sa vie en vue de recevoir l'approbation de son père. Or, précisément, il s'agit ici du « plus jeune fils » (v. 24) : le fait ne manque peut-être pas d'importance. Mais il vient un moment dans la vie où chaque fils découvre que son père est humain, qu'il a ses faiblesses. Cette expérience, Cham l'a faite le jour où il a trouvé son père ivre dans sa tente. Ce jour-là, Cham a « découvert » les limites de son père, Noé, le juste. Si l'histoire s'était arrêtée ici, Cham n'eût mérité aucun reproche. Noé n'avait qu'à supporter les conséquences de ses actes. Chacun tôt ou tard dans sa vie découvre les limites de ses parents. Mais le texte poursuit : « et il en informa ses deux frères au-dehors ». Voilà l'erreur de Cham. La littérature sapientielle parle souvent des excès de la langue ; on est souvent plus porté à révéler aux autres les faiblesses de quelqu'un que ses qualités. Cham, qui avait découvert les limites de son père, aurait pu couvrir sa nudité et garder cette découverte pour soi. Il a choisi au contraire de « dénuder », de « découvrir » son père davantage en « révélant » à ses frères dans quel état il se trouvait.

 

  • Le comportement de Sem et Japhet : v. 23

Une autre série de verbes décrit le comportement de Sem et de Japhet, contraire à celui de leur frère Cham ; la bénédiction qui en résulte (v. 26-27) montre qu'il était digne d'éloges. « Mais Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leurs épaules et, marchant à reculons, couvrirent (ksh) la nudité de leur père. » Le texte dit : « le manteau », avec l'article, mais ne précise pas de quel manteau il s'agit. On a voulu y voir le manteau de Noé, ce qui suppose que Cham a dû le sortir. Mais le texte n'en dit rien. Serait-ce le manteau de Sem ou celui de Japhet, ce vêtement que l'homme porte et dans lequel il se couche ? La loi prévoyait que, si le pauvre devait donner ce manteau en gage, il fallait le lui restituer au crépuscule. « Si tu prends en gage le manteau de quelqu'un, tu le lui restitueras au crépuscule. C'est tout ce qu'il a pour se couvrir (ksh) : c'est le manteau dont il enveloppe son corps, dans lequel il peut se coucher » (Ex 22,25-26 ; cf. Dt 24,12-13 ; Am 2,8). Les deux frères l'ont compris, leur père, dans toute sa pauvreté, dans son humiliation, ressemble au pauvre qui a besoin du manteau pour se couvrir (ksh). Le texte dit : « Ils couvrirent (ksh) la nudité ^erwahj de leur père .» Cette formule se retrouve chez le prophète Ezéchiel, quand il décrit le début des relations entre Israël et Yahweh. « Tu te développas, tu grandis... Mais tu étais toute nue. Alors je passai près de toi et je te vis. C'était ton temps, le temps des amours. J'étendis sur toi le pan de mon manteau et je couvris ta nudité ; je m'engageai par serment, je fis une alliance avec toi » (Ez 16,7-8). Yahweh s'est penché sur la pauvreté d'Israël (cf. Os 2,11). Un autre texte est éclairant. Isaïe décrit en quoi consiste le vrai jeûne : « Ne savez-vous pas quel est le jeûne qui me plaît ? Oracle du Seigneur Yahweh : rompre les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres les opprimés, briser tous les jougs ; partager ton pain avec l'affamé, héberger les pauvres sans abri, couvrir (ksh) celui que tu vois (r^h nu ^arom) » (Is 58,6-7). On y retrouve les mêmes termes que dans le texte de Noé concernant la nudité : « voir — nu — couvrir ». Le verset poursuit : « leurs visages étaient tournés en arrière et ils ne virent pas la nudité de leur père », contrairement à Cham qui avait vu cette nudité. Ce « voir » semble jouer un rôle particulier dans toute l'histoire de Noé : Dieu « voit » la méchanceté de l'homme (Gn 6,5) et il « voit » aussi la justice de Noé (Gn 7, l-35). Le comportement des deux frères, Sem et Japhet, est à l'opposé de celui de Cham. Cham a découvert les limites de son père en le voyant dans son état humiliant. De la tente, il est sorti vers le dehors pour divulguer à ses frères la pauvreté de leur père. Il vient de dénuder son père encore davantage. Sem et Japhet font exactement le contraire. Du dehors, ils vont à l'intérieur de la tente, et le texte souligne avec quelle délicatesse. Ils marchent à reculons et ils couvrent la pauvreté de leur père. Ils savent que leur père a ses limites, qu'il n'est pas parfait, mais ils n'en prennent pas plaisir, ils le « couvrirent », ils ne « virent » donc pas la nudité de leur père. Ils comprennent, ils excusent, ils n'en tiennent pas compte36. Fait intéressant à noter, le même verbe « couvrir » (ksh) est utilisé dans le contexte où Dieu couvre les péchés de l'homme : « Tu as enlevé la faute de ton peuple, tu as couvert (ksh) tout son péché » (Ps 85,3). En somme le texte parle des relations entre père et fils. « Honore ton père et ta mère » (Ex 20, 12 ; cf. Si 3, 1-16 ; Pr 30,17). Il est d'ailleurs assez remarquable que les termes « père » (v. 22 [deux fois], v. 23 [deux fois]) et « fils » (v. 24) sont utilisés nombre de fois. Ne pas honorer son père quand il est ivre est plus grave encore (Is 51,17-18).

 

3. Le passage dans le contexte de la préhistoire

L'interprétation proposée pour la péricope ne lie pas la nudité à la sexualité ; mais elle y voit un signe de pauvreté, d'humiliation. Il n'est donc pas question de castration, de relations homo- ou hétérosexuelles. On ne parle même pas de la pudeur en rapport avec la sexualité. Le texte parle de l'expérience d'un fils qui découvre les limites de son père. Une telle interprétation, qu'on pourrait appeler plutôt symbolique, cadre bien avec le sens de toute la préhistoire (Gn 1-11), dont la portée symbolique n'est plus à prouver. Dans cette préhistoire, un autre récit, celui du paradis (Gn 2-3), parle également de la nudité et peut confirmer l'interprétation proposée. Après la description de la création de l'homme et de la femme, le texte dit : « Or tous deux étaient nus ^arummim), l'homme et sa femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant l'autre » (2,25). On a fréquemment interprété ce verset dans le sens de la sexualité et de la pudeur, surtout si on le relie au précédent, où il est question de l'union de l'homme et de la femme (2,24). J'ai montré dans une étude antérieure que 2,25 constitue le début d'un nouveau micro-récit, qui trouve sa conclusion dans 3,7. L'homme et la femme sont nus. L'adjectif « nu », comme on l'a vu antérieurement, a toujours la signification de pauvreté. L'homme et la femme réalisent leurs limites. Ils ne sont pas Dieu (2,8-17) et le fait d'être homme ou femme constitue une autre limite ; on n'est que la moitié de l'être humain (2,18-24). Celui-ci est limité mais, dit le texte, il était heureux, content avec ses limites. Il s'acceptait, tel qu'il était, il n'en avait pas honte. La situation change avec le péché : déçus de leurs limites, ils veulent les cacher l'un devant l'autre. « Alors leurs yeux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus : ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes » (3,7). Avant, ils savaient bien qu'ils étaient nus, mais ils s'acceptaient ; maintenant, ils réalisent profondément leur pauvreté. Le texte utilise le verbe yd', « ils connurent », et le même terme sert pour Noé, qui lui aussi réalise péniblement ce qui s'est passé. Ensuite l'être humain se cache et à Dieu qui le recherche il répond : « J'ai entendu ton pas dans le jardin, j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché » (3,10). Alors qu'il vient de s'« habiller», il se reconnaît encore « nu » en présence de Dieu. Tout ceci montre bien que la nudité ne concerne en rien le sexuel, mais signifie la pauvreté, les limites. En présence d'un autre, l'être humain se sent limité, mais il éprouve encore davantage ce sentiment en présence de Dieu. En mangeant du fruit de l'arbre, l'homme devient profondément conscient de ses limites : « Et qui t'a appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ! » (J, 11). Le texte donne ensuite la liste des souffrances humaines. L'être humain se trouve ainsi enfermé dans toutes ses limites, qu'il a voulu dépasser et dont il prend maintenant péniblement conscience après que sa tentative d'y échapper ait échoué. Se cacher de Dieu, il en est incapable, malgré tous ses efforts. L'être humain peut s'habiller, voiler (couvrir) ses déficiences devant un autre humain mais pas devant Dieu, qui seul peut couvrir sa profonde nudité : « Yahweh Dieu fit à l'homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit » (3,21). L'homme se dresse maintenant vêtu devant Dieu : ses limites, réelles, sont toujours là, mais elles sont couvertes. La peur qu'il avait ressentie devant Dieu au début (3,10) peut faire place à la confiance.

L'histoire du premier couple, Adam et Eve, utilise donc l'image de la nudité pour parler des limites et comment elles affectent les relations homme-femme, époux-épouse.

Le déluge marque la fin d'un monde et le début d'un monde nouveau. Le premier monde commence avec Adam et Eve, le nouveau avec Noé et sa famille. Le parallèle entre Adam et Noé ressort clairement des textes. L'être humain (-Waw) est tiré de la terre (^adamah) (2,7) ; il doit la travailler (2,5), mais elle est maudite et résiste à son travail : « Maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons... » (J, 17-18). De Noé, le cultivateur ^ishha ^adamah) (9,'10), le texte dit : « Celui-ci nous apportera, dans notre travail et le labeur de nos mains, une consolation tirée du sol que Yahweh a maudit » (5,29) et, de fait, il « commença de planter la vigne » (9,20). Le nouveau monde est plein de promesses. Dans les deux mondes apparaît le thème de la nudité, des limites humaines. Adam et Eve se couvrent et Dieu les couvre. Noé, perdant le contrôle de lui-même, se dénude mais il est couvert par d'autres humains. Ce que Dieu avait fait pour Adam et Eve, Sem et Japhet le font pour leur père. Les deux textes parlent ainsi des deux types les plus importants de relations humaines : le premier, des relations homme-femme, le deuxième, des relations parent-enfant. Ces relations se vivent et se développent dans la conscience des limites de l'être humain. Il faut réaliser ses propres limites et celles des autres ; on peut ensuite les accepter, les comprendre, les respecter, les couvrir, les excuser, ou au contraire les étaler, les divulguer, les ridiculiser.

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