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Alliance et Alliance Nouvelle

 

Bertrand Pinçon

 

Parler en termes d’alliance nouvelle et d’alliance ancienne est un lieu commun, en théologie biblique, lorsqu’il s’agit de distinguer les deux grandes parties de la Bible chrétienne. Identifier des traces de la première alliance en accomplissement dans la nouvelle est le travail herméneutique des commentateurs de la Bible chrétienne, et les recherches exégétiques en ce sens ne manquent pas. En revanche, évoquer l’alliance nouvelle dans l’ancienne ne manque pas d’interroger non seulement en raison de l’intérêt que suscite ce paradoxe apparent mais plus encore en raison de la singularité d’une expression qui n’apparaît qu’une seule fois dans tout le Premier Testament. L’oracle bien connu se trouve en Jr 31, 31-34 : « Voici venir des jours – oracle de Yhwh – où je conclurai (litt. couperai) avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle, non pas comme l’alliance que j’ai conclue (coupée) avec leurs pères aux jours où je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte : eux ont rompu mon alliance, et moi j’étais un baal pour eux, oracle de Yhwh. Car c’est cette alliance que je conclurai (couperai) avec la maison d’Israël après ces jours-là, oracle de Yhwh ; je mettrai ma Torah dans leur intérieur et je l’écrirai sur leur cœur. Et je serai pour eux un Dieu et eux seront pour moi un peuple. Et ils n’enseigneront plus chacun à son prochain, chacun à son frère en disant “connais Yhwh !”, car tous me connaîtront, des plus petits aux plus grands – oracle de Yhwh – car je pardonnerai leurs torts, et de leurs péchés je ne me souviendrai plus. »

En quoi cette alliance est-elle vraiment nouvelle ? Et qu’induit cette nouveauté pour une théologie de l’alliance vétérotestamentaire ?

L’alliance nouvelle suppose l’ancienne

En qualifiant de “nouvelle” l’alliance à venir, le prophète Jérémie ne se contente pas de prédire un énième renouvellement d’alliance, il énonce un type nouveau de relation à Yhwh sur fond de rupture avec un modèle ancien. La nouveauté ne peut donc s’affirmer sans un détour par la mémoire négative de ce qui régissait, jusque-là, les rapports entre Yhwh et Israël. Au chapitre 11, Jérémie a déjà fait mention de l’échec de l’alliance des pères dans un contexte d’idolâtrie qui n’est pas sans rappeler l’épisode du veau d’or : « ils sont retournés aux fautes de leurs pères qui refusèrent d’écouter mes paroles ? : les voilà, eux aussi, à la suite d’autres dieux pour les servir. La maison d’Israël et la maison de Juda ont rompu mon alliance que j’avais conclue avec leurs pères. » (Jr 11, 10). L’alliance rompue revêtait la forme d’un contrat-type imposant des obligations réciproques à chacun des partenaires. Au Sinaï, en effet, le peuple s’était formellement engagé envers Yhwh en ce sens : « Il (Moïse) prit le livre de l’Alliance et il en fit la lecture au peuple qui déclara : “Tout ce que Yhwh a dit, nous le ferons et nous y obéirons.”» (Ex 24, 7). Et le signe de l’alliance revêtait lui-même un caractère contractuel : une aspersion de sang sur l’autel et sur le peuple (Ex 24, 1-8).

Ainsi, le prophète d’Anatôt met-il en présence deux types d’alliance : une ancienne alliance (bilatérale) qu’il dénonce, une nouvelle alliance (unilatérale) qu’il dévoile. L’alliance mosaïque, qui contenait pourtant son propre renouvellement, n’a donc pas résisté au traumatisme de l’Exil. Aussi bien, la nouveauté promise par Jérémie réside dans ce passage d’un modèle à l’autre qui maintient sauve l’institution de l’alliance. C’est la raison pour laquelle le prophète relit les obligations afférentes à l’Alliance ancienne pour y déceler les signes eschatologiques d’un don nouveau.

 

L’alliance nouvelle relit l’ancienne

En Jr 31, la nouveauté ne réside pas dans la promulgation d’une autre loi divine mais dans l’appel à recevoir autrement les dispositions d’alliance.

Dans sa forme, l’alliance nouvelle se caractérise de trois manières :

(1) Une initiative du partenaire divin. En même temps qu’il dénonce, Yhwh fait grâce. Si le lien d’alliance est déclaré rompu du côté d’Israël, il ne l’est pas de la part de Yhwh, au contraire. Là réside la radicale nouveauté : une prise en charge intégrale de la relation au point que les obligations anciennes font l’objet d’un don nouveau. Le moi divin traverse l’oracle de part en part comme l’attestent les formes verbales : je conclurai, je mettrai ma Loi au fond d’eux-mêmes, je l’écrirai sur leur cœur, je vais pardonner leur crime…

(2) Une alliance en promesse. À la différence de l’alliance du Sinaï, l’alliance jérémienne est en devenir, ainsi que l’expriment les verbes conjugués à l’inaccompli. Le pardon des péchés et l’engagement au respect de la Torah ne sont plus des conditions préalables à la conclusion d’alliance : ils sont l’objet-même de la promesse.

(3) Une alliance personnelle. Le Seigneur ne révèle plus sa volonté au peuple de manière indifférenciée. Il promet d’inscrire sa Torah sur le cœur du partenaire humain, le cœur faisant plus tard l’objet, lui aussi, d’un don nouveau : « Je leur donnerai un cœur un et une voie une, de façon à ce qu’ils me craignent toujours. » (Jr 32, 39), ce que le prophète Ezéchiel reprendra à son compte en « cœur nouveau » et « esprit nouveau ». C’est dans ce passage vers une alliance de type cordial que s’inscrit la nouveauté d’une relation qui contient le gage de sa propre pérennité.

Dans son contenu, si le rapport à la Torah change, la Torah, elle, n’est pas changée. La révélation du Sinaï n’est pas abrogée, elle fait l’objet d’une autre écriture. Jr 31 énonce le statut nouveau des institutions de la Torah :

(1) Une Torah écrite sur le cœur : « je mettrai ma Torah au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. » (Jr 31, 33). La fidélité à l’alliance est désormais gravée non sur des tables de pierre comme au Sinaï (Ex 24, 12 ; 31, 18 ; 34, 10-28) mais sur la table du cœur humain, là où préalablement a été dénoncé le péché d’Israël (Jr 17, 1). Cette écriture, loin d’être un indice d’intériorisation de la Torah, est la marque d’une alliance qui ne pourra être révoquée sous peine de disparition de son bénéficiaire.

(2) La connaissance universelle du Seigneur : « Et ils n’enseigneront plus chacun à son prochain, chacun à son frère en disant : “connais Yhwh !” Car tous me connaîtront du plus petit au plus grand… » (Jr 31, 34b). La connaissance universelle est la conséquence de l’écriture nouvelle de la Torah. Point n’est besoin de médiation. Le prophète d’Anatôt annonce la disparition de la fonction éducative des scribes et des prêtres qui avait montré ses limites (Jr 8, 8). Non seulement toute délégation est inutile, mais plus encore sont aplanies toutes les différences entre les générations « du plus petit au plus grand. ».

(3) La responsabilité personnelle. La connaissance universelle de Yhwh est la réponse à l’affirmation d’une responsabilité personnelle, telle qu’elle a été évoquée en amont de l’oracle, en Jr 31, 29-30 : « En ces jours-là, on ne dira plus : les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des fils sont agacées. Mais chacun mourra pour sa propre faute. Tout homme qui aura mangé des raisins verts, ses propres dents seront agacées. » Ce principe d’une responsabilité personnelle sera repris en Ez 18 ; 33, 17-20 en relation avec la thématique du cœur nouveau et de l’esprit nouveau.

(4) Le pardon des péchés : « car je pardonnerai leur tort et de leurs péchés, je ne me souviendrai plus. » (Jr 31, 34c). L’alliance nouvelle est promise sur la base d’un pardon divin préalable. C’est parce que Yhwh prend l’initiative du pardon que du nouveau peut surgir. Le pardon précède désormais la conversion à venir. Selon Paul Beauchamp, « le peuple est changé de se savoir pardonné, plutôt que pardonné parce qu’il change. »  L’historiographie deutéronomiste n’a eu de cesse de rappeler les multiples successions de rupture et de renouvellement d’alliance. Dans l’alliance jérémienne, ce n’est pas la nature du pardon qui change mais son mode d’exercice : non plus la succession de pardons indéfinis mais le don d’un pardon infini.

Bien qu’en rupture par rapport au temps de l’Exode, l’alliance nouvelle ne fait pas table rase du passé. Elle l’interprète suivant une nouvelle anthropologie qui conduit à appréhender l’alliance biblique non plus selon l’ordo lectionis de l’Ancien Testament (de l’alliance des pères à l’alliance nouvelle) mais selon un ordo redactionis (de l’alliance nouvelle à l’alliance pré-mosaïque).

L’alliance nouvelle est plus ancienne que l’ancienne

L’oracle de Jr 31, 31 révèle une typologie de l’alliance qui s’apparente à celle conclue au temps des patriarches. Pour dire l’alliance, Jr 31 emploie l’expression hébraïque karat berît signifiant littéralement couper une alliance. Cette formule annonce, quelques chapitres plus loin, le rite de découpe du veau : « Et les hommes qui ont transgressé mon alliance, qui n’ont pas observé les paroles de l’alliance qu’ils ont conclue (coupée) devant ma face, je les ferai comme le veau qu’ils ont coupé en deux pour traverser entre les morceaux. » (Jr 34, 18). Ce rite n’est pas sans évoquer celui du partage des animaux, prélude à la berît unilatérale coupée par Yhwh avec Abram en Gn 15. Dans ce passage, le partage des animaux précède une conclusion d’alliance où seul le partenaire divin est engagé : « À ta postérité, je donne ce pays du Fleuve d’Égypte jusqu’au Grand Fleuve… » (Gn 15, 18). C’est la seule fois, dans tout le livre de la Genèse, qu’il est fait mention d’une telle expression pour désigner l’engagement unilatéral de Yhwh envers Abram. Dans les autres cas, le rédacteur emploie tantôt l’expression qûm berît (faire tenir, dresser une alliance), tantôt l’expression natan berît (poser, instituer une alliance) conformément aux formules en usage dans les récits de nature sacerdotale. L’expression karat berît se retrouvera, quant à elle, dans le récit de conclusion du pacte d’alliance au Sinaï : « Moïse, ayant pris le sang, le répandit sur le peuple et dit : “ceci est le sang de l’Alliance que Yhwh a conclue (coupée) avec vous moyennant toutes ces clauses”. » (Ex 24, 8). L’historiographie deutéronomiste conservera cette expression en référence aux traités assyriens de vassalité. Aussi bien, en reprenant à son compte une expression ancienne pour dire à la fois la caducité de l’alliance du Sinaï et la nouveauté de l’alliance exilique, Jérémie insuffle au modèle contractuel la libéralité d’une disposition unilatérale, elle-même fruit de relectures sacerdotales. Cette lecture est confirmée par les récits tardifs de conclusion d’alliance avec Noé et Abraham.

Dans les alliances noachique et abrahamique, le partenaire divin s’engage en faveur du partenaire humain et de sa descendance après lui. La rédaction sacerdotale de Gn 9 et Gn 17 révèle de sérieuses affinités thématiques avec l’alliance jérémienne. Dans ces deux chapitres, domine l’expression « alliance éternelle » (Gn 9, 16 ; 17, 7.13.19). Avec Noé, cette alliance, passée avec « toute chair », est assortie d’un signe : l’arc de Dieu dans la nuée (Gn 9, 12-17). Après l’action dévastatrice du déluge, Dieu prend l’engagement d’instituer une relation nouvelle et durable avec tout être vivant : « quand l’arc sera dans la nuée, je le verrai et me souviendrai de l’alliance éternelle qu’il y a entre Dieu et tous les êtres vivants, en somme toute chair qui est sur la terre. » (Gn 9, 16). Avec Abraham, Dieu seul s’oblige une fois pour toutes : « À toi et à ta race après toi, je donnerai le pays où tu séjournes, tout le pays de Canaan, en possession à perpétuité, et je serai votre Dieu. » (Gn 17, 8). Cette alliance s’accompagne du signe, lui aussi permanent, de la circoncision (Gn 17, 10-14). Ainsi, le concept de berît comme disposition unilatérale et irrévocable, qui prend naissance à l’époque de l’Exil, rétroagit sur les modèles initiaux d’alliance des récits patriarcaux.

À travers ces quelques exemples, la typologie de l’alliance n’apparaît pas simplement comme l’expression d’un phénomène littéraire. Elle se présente comme un modèle herméneutique opérant pour l’ensemble du corpus vétérotestamentaire. Parce qu’elle a été confrontée aux questions les plus dramatiques de l’histoire d’Israël, la théologie de l’alliance offre au peuple d’interpréter son passé à frais nouveaux. Au cœur du drame de l’Exil, et au moment même où elle est remise en question, l’alliance se révèle comme la seule institution capable de redonner l’espérance, en garantissant au peuple la pérennité des promesses divines. Mais l’alliance nouvelle n’a pas seulement sauvé l’alliance en Israël, elle lui a donné de se maintenir au-delà même de son histoire singulière. La communauté chrétienne, héritière de cette alliance, la recevra et, la relisant à son tour, confessera toute nouveauté en Christ.

cairn.info/revue-recherhce-de-science-religieuse-2011-2-page-229.html

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