Le festin de Balthazar
Sergio Ribichini, Ékklèsia. Approches croisées d’histoire politique et religieuse 104 | 2017
Deux mots, en guise de prologue
1 - Le compte rendu que j’ai publié en 1981 du premier livre de Marie-Françoise Baslez a marqué le début d’une grande amitié et d’une collaboration professionnelle longue et fructueuse. Parmi les nombreuses et heureuses occasions que j’ai eues de coopérer avec cette savante passionnée de l’Antiquité et de l’histoire des religions, j’évoque volontiers un cours à deux voix qu’à son invitation nous avons tenu à Paris, le 9 juin 2011, auprès de l’Institut de Recherches pour l’Étude des Religions, sur le thème « Bible et histoire. À travers les cultes orientaux : du festin de Balthazar aux confréries joyeuses ». C’est en souvenir de ce beau moment de travail commun que je lui dédie ce modeste tribut à son savoir et à son humanité.
I. Autour des bonnes qualités du vin
2 - Boisson souvent réservée aux riches et aux nobles ; liqueur qui occupe l’espace du superflu et de la fête face aux céréales situées dans l’espace du nécessaire et du quotidien ; fruit du savoir de l’homme, qui manipule le jus de la vigne et le fait fermenter ; poison et médicament ; seuil et disjonction entre civilisation et altérité barbare ; instrument de socialisation et facteur d’agrégation ; élément d’hospitalité qui discrimine rôles et fonctions : voici quelques aspects que l’on peut reconnaître lorsque l’on parle du vin en anthropologie, en histoire des traditions populaires et en histoire des religions. Au Proche-Orient ancien, dans la Grèce archaïque et classique, chez les Gaulois et les Étrusques, à Rome comme à Byzance, on versait le vin dans des contextes familiaux, sociaux et religieux, qui lui donnaient une valeur dense de contenus et qui en réglementaient l’usage tout en prévoyant même la possibilité d’abus.
3 - L’abus, dis-je, pour introduire précisément ces quelques notes sur une ivresse rituellement contrôlée, peut-être délibérément provoquée. En effet, si la consommation excessive de vin a le pouvoir d’entraîner un comportement désordonné, si elle arrive à faire dégénérer un festin en un étourdissement plus ou moins collectif, elle est aussi capable de provoquer, apparemment et précisément pour ce motif, des « états altérés de conscience » qui donnent accès à une dimension de l’existence différente de celle que l’on éprouve normalement et qui, malgré cela, est considérée comme tout aussi réelle.
4 - Plusieurs études nous ont habitué au fait que le vin, tant dans le monde classique que dans les civilisations du Proche-Orient ancien, n’était pas considéré comme une boisson quelconque. Le mystère de la fermentation et de l’ivresse provoquée par son ingestion en faisaient plutôt, dans des circonstances données, une liqueur extraordinaire, adoptée selon des règles et des interdits précis.
5 - L’attitude de la Bible hébraïque vis-à-vis du vin, en particulier, est très intéressante, encore qu’ambivalente : bu avec mesure en temps voulu, le vin est une consolation pour l’homme, un cadeau divin ; par contre, bu en quantité excessive et hors de propos, il mène à l’ivresse et il cause des effets que le texte sacré décrit et dénonce à plusieurs reprises.
6 - Ainsi par exemple Is 5,11-14 : Malheur à ceux qui courent dès le matin après les boissons enivrantes, et qui, le soir, prolongent leur orgie, échauffés par le vin ! La harpe et le luth, le tambourin, la flûte et le vin, voilà leurs festins ; mais ils ne prennent point garde à l’œuvre de Yahvé, et ils ne voient point l’ouvrage de ses mains. C’est pourquoi mon peuple s’en ira en exil sans s’en douter ; sa noblesse deviendra une troupe affamée, et sa multitude séchera de soif. C’est pourquoi le schéol se dilate, et ouvre sa bouche sans mesure ; elle y descend, la magnificence de Sion, avec sa multitude bruyante et joyeuse.
7 - On lit également dans Pr 23,29-33 : Pour qui les « Malheur » ? Pour qui les « Hélas » ? Pour qui les querelles ? Pour qui les plaintes ? Pour qui les coups à tort et à travers ? Pour qui les yeux troubles ? Pour tous ceux qui s’attardent au vin, qui vont en quête de boissons mêlées. Ne regarde pas le vin, comme il est vermeil ! Comme il brille dans la coupe ! Comme il coule tout droit ! Il finit par mordre comme un serpent, par piquer comme une vipère. Tes yeux verront d’étranges choses, ton cœur s’exprimera de travers.
II. Se soûler et voir d’étranges choses
8 - D’autres références à un usage de l’ivresse comme expérience parapsychique, recherchée pour obtenir des visions et des contacts avec un monde invisible (et pourtant ni illusoire ni fictif), peuvent également en témoigner. La dure critique des prophètes envers tous ceux qui se laissent aller à l’ivresse pour se procurer l’inspiration semble bien confirmer la diffusion de la pratique à des époques diverses et dans le cadre d’une idéologie éloignée des règles établies par le dieu unique, Yahvé, pour son peuple Israël.
9 - Voici le témoignage d’Is 28,1-11, contre Samarie et contre les prêtres indignes qui osent prophétiser dans un état d’ivresse : Malheur à l’orgueilleuse couronne des ivrognes d’Éphraïm, à la fleur fanée de sa superbe splendeur sise au sommet de la grasse vallée, à ceux que terrasse le vin.… Eux aussi, ils ont été troublés par le vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson. Prêtre et prophète, ils ont été troublés par la boisson, ils ont été pris de vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson, ils ont été troublés dans leurs visions, ils ont divagué dans leurs sentences. Oui, toutes les tables sont couvertes de vomissements abjects, pas une place nette ! À qui enseigne-t-il la leçon, À qui explique-t-il la doctrine ? À des enfants à peine sevrés, à peine éloignés de la mamelle… Oui, c’est par des lèvres bégayantes et dans une langue étrangère qu’il parlera à ce peuple.
10 - C. Grottanelli pensait ici à un sens non littéral : « Certains prophètes sont accusés, par d’autres prophètes leurs concurrents, d’obtenir leur transe d’extase non comme il faut, par l’esprit de Yahvé, mais par une ivresse alcoolique. Il est clair le ton polémique et ironique, paradoxal ». Mais on a aussi proposé, à mon avis judicieusement, d’y voir une référence à des personnes qui buvaient pour trouver une inspiration surhumaine, dans un contexte évidemment polythéiste ; le verdict accablant d’Isaïe devrait plutôt être mis en relation avec l’irrecevabilité d’une divination qui ne dérivait pas de Yahvé.
11 - D’ailleurs, une sanction pareille se trouve en Mi 2, 11 : S’il y a un homme courant après le vent et débitant des mensonges : « Pour vin et boisson forte, je prophétise en ta faveur », je prophétiserai pour ce peuple-là.
12 - La dimension religieuse de la consommation d’alcool, d’ailleurs, a été bien examinée d’une manière comparative dans les cultures du Proche-Orient ancien, grâce à une série d’études plus ou moins récentes qui ont précisé les contextes idéologiques et les formes qui permettaient de boire rituellement et même d’expérimenter un état altéré de conscience, pour favoriser un contact avec le monde non-humain.
13 - La documentation de Mari, en premier lieu, atteste au IIe millénaire av. J.-C. la pratique de consommer des boissons enivrantes pour s’assurer d’un acte divinatoire de ce type. Deux épisodes, en particulier, mentionnés dans la correspondance de la reine Shiptum avec son époux Zimri-Lim, roi de la ville entre 1775 et 1761 av. J.-C., ont été mis en évidence par J.-M. Durand. Dans une première lettre, le succès du souverain de Mari sur Hammourabi de Babylone est prévu de la manière suivante : Relativement au roi de Babylone, j’ai fait boire les Responsables des « signes » et j’ai posé mes questions. J’ai su que l’homme de Babylone trame des choses mauvaises contre ce pays ; mais il n’aura pas du succès. Toi, mon Seigneur, tu verras ce que la divinité fera à cet homme. Tu le captureras et tu le domineras. Ses jours touchent à leur fin ; il ne survivra pas. Que mon Seigneur le sache ! L’information qu’Ammonitum t’a envoyée et (le résultat de) mes interrogations sont la même chose.
14 - La lettre souligne avec satisfaction la coïncidence du résultat de l’interrogation par boisson avec l’inspiration envoyée par la divinité. La divination provoquée par l’ivresse, en effet, n’est qu’un moyen pour vérifier l’autre forme divinatoire.
15 - Une deuxième lettre se réfère à la promesse d’une victoire sur le roi assyrien Ishme-Dagan : Relativement à la nouvelle de l’expédition future de mon Seigneur, j’ai fait boire les Responsables des « signes », mâle et femelle, et j’ai posé mes questions. La sentence que j’ai reçue est absolument favorable à mon Seigneur.
16 - Dans les deux lettres, il est clair qu’il s’agit d’une divination provoquée : un individu devient « bouche » du dieu et son discours n’est pas dit « parole d’untel » mais « énoncé oraculaire ». On prédit le succès du souverain et on annonce la promesse d’une victoire. Par contre, la boisson que les « Responsables » de l’acte divinatoire ont bue n’est pas précisée ; s’il s’agit d’une boisson enivrante, comme cela est bien possible, le vin est le candidat le plus probable.
IV. Se réunir et boire en commun
17 - Le riche dossier concernant la longue histoire de l’institution dite du marzeaḥ constitue le deuxième volet qu’il faut mettre en exergue quand on parle de l’usage du vin dans des contextes rituels sémitiques.
18 - Ce qu’était le marzeaḥ, Marie-Françoise Baslez l’a bien synthétisé en 2003 : « une institution communautaire, sociale et religieuse, qui était déjà attestée à Ougarit et qui se répandit très largement dans tout le monde sémitique jusqu’à la fin de l’époque impériale ». Des témoignages ougaritiques de la fin du IIe millénaire av. J.-C. jusqu’aux textes araméens des premiers siècles apr. J.-C., le mot assume en effet des sens différents ; il est utilisé pour indiquer une fête et un thiase religieux, aussi bien que le lieu, le bâtiment abritant les célébrations qui se déroulaient pour le marzeaḥ, ou encore l’ensemble des participants.
19 - Sous le patronage d’une ou de plusieurs divinités, on avait l’habitude de se réunir pour des banquets et des symposiums officiels, presque certainement en connexion avec des sanctuaires ou de toute façon dans une atmosphère de sacralité. Il s’agissait justement d’une manière « syrienne » de banqueter qui se répand par le biais ds navigateurs phéniciens jusque sur les côtes du Latium, comme l’ont remarqué M. Botto et d’autres savants qui se sont intéressés tant aux bronzes destinés à un usage rituel qu’aux petites coupes utilisées pour mélanger le vin avec des herbes aromatiques, vendues par les commerçants orientaux.
20 - C’est précisément dans le cadre de ce tableau général du marzeah qui persiste, dans l’histoire du Proche-Orient, pendant des millénaires, quoique avec des nuances et des tonalités bien différentes, que je propose de relire l’épisode raconté dans le chapitre 5 du livre de Daniel, couramment connu sous le titre de « festin de Balthazar ».
V. À la cour de Babylone, suivant la Bible
21 - Le fait en question est situé dans la Babylone de 539 av. J.-C., l’année de la chute de la ville conquise par l’Achéménide Cyrus II, fils de Cambyse Ier, le fondateur de l’empire perse. En ce temps-là, le roi de Babylone était Nabonide, dernier souverain de la dynastie chaldéenne, qui régna de 555 à 539 av. J.-C. Son prédécesseur avait été Nabuchodonosor (604-562 av. J.-C.), fils et successeur de Nabopolassar, qui avait pris Jérusalem en 598 et en 587.
22 - En l’absence de Nabonide, à Babylone commandait comme régent son fils Balthazar, que le texte biblique donne erronément pour fils de Nabuchodonosor et qui ne portait pas le titre de « roi ». La confusion des deux noms, Nabuchodonosor et Nabonide, en tout cas, ne conditionne pas le dessein du récit : l’auteur biblique veut montrer la supériorité de Yahvé, en racontant comment ce(/un) souverain fut(/sera) puni pour son sacrilège. Le livre de Daniel, en effet, aurait été composé pendant la persécution des habitants de Judée par Antiochos IV Épiphane, entre 167 et 164 av. J.-C., pour partie en hébreu, pour partie en araméen d’empire. L’histoire du roi babylonien impie et de sa fin funeste veut donc illustrer la manière dont Dieu punira également Antiochos, pilleur à son tour du temple de Jérusalem.
23 - Il s’agit d’un festin et l’histoire est un panachage entre récit traditionnel et artifice religieux ; si donc l’historicité de l’événement reste très douteuse, le texte illustre bien, quand même, les habitudes conviviales de (ou : attribuées à la cour babylonienne.
24 - Voici en préambule le début du récit en Dn 5 : Le roi Balthazar donna un grand festin pour ses seigneurs, qui étaient au nombre de mille, et devant ces mille il but du vin. Ayant goûté le vin, Balthazar ordonna d’apporter les vases d’or et d’argent que son père Nabuchodonosor avait pris au sanctuaire de Jérusalem, pour y faire boire le roi, ses seigneurs, ses concubines et ses chanteuses. On apporta donc les vases d’or et d’argent pris au sanctuaire du Temple de Dieu à Jérusalem, et y burent le roi et ses seigneurs et ses concubines et ses chanteuses. Ils burent du vin et firent louange aux dieux d’or et d’argent, de bronze et de fer, de bois et de pierre. Soudain apparurent des doigts de main humaine qui se mirent à écrire, derrière le lampadaire, sur le plâtre du mur du palais royal, et le roi vit la paume de la main qui écrivait. Alors le roi changea de couleur, ses pensées se troublèrent, les jointures de ses hanches se relâchèrent et ses genoux se mirent à s’entrechoquer. Il manda en criant devins, chaldéens et exorcistes. Et le roi dit aux sages de Babylone « Quiconque lira cette écriture et m’en découvrira l’interprétation, on le vêtira de pourpre, on lui mettra une chaîne d’or autour du cou et il gouvernera en troisième dans le royaume ». Alors, accoururent tous les sages du roi ; mais ils ne purent ni lire l’écriture ni en faire connaître l’interprétation au roi. Le roi Balthazar en fut très troublé, il changea de couleur et ses seigneurs demeurèrent perplexes.
VI. Avaler du vin, louer les dieux
25 - Le roi offre un banquet pour mille personnes et il commence à boire ; beaucoup, apparemment. Puis, quand il est désormais sous l’emprise du vin (cf. v. 2), il propose quelque chose de spécial, c’est-à-dire de recommencer à boire, vraisemblablement après le repas et dans un contexte différent que nous pouvons définir comme une beuverie rituelle. Il ordonne en effet d’apporter la vaisselle sacrée qui avait été prise à Jérusalem dans le temple de Yahvé et qui, comme Flavius Josèphe le remarque en racontant l’épisode, avait été déposée dans le temple du dieu de Babylone. Balthazar, lisons-nous dans le livre de Daniel, fait apporter chez lui ces vases, et il semble clair qu’il n’en voulait pas faire un usage profane, c’est-à-dire s’en servir simplement comme coupes à boire – il y en avait déjà sur les tables du banquet – mais qu’il entendait les utiliser à présent, et seulement à ce moment, avec une intention nouvelle.
26 - Il ressort aussi du comportement des participants au festin qu’il s’agit bien d’un contexte rituel : en buvant le vin, le roi et ses convives « louèrent les dieux », chose qui, aux yeux de l’auteur biblique, représente un sacrilège qui vient s’ajouter à la profanation du Temple de Yahvé. Il s’agit donc résolument d’un acte cultuel, pendant lequel on boit du vin en utilisant des vases consacrés, au milieu d’invocations aux divinités de Babylone. Et voilà que tout à coup, la profanation est punie par Yahvé, du moins selon l’écrivain biblique, qui attribue au dieu d’Israël (cf. v. 18s) le prodige/message qui s’accomplit promptement. De notre point de vue, nous dirions plutôt : voilà qu’une consommation rituelle exagérée de vin produit chez le roi un état altéré de conscience, une disposition évidemment recherchée.
27 - Survient en effet une vision, quand le roi a assez bu et prié ses dieux : il s’agit d’une main qui écrit sur l’enduit du mur opposé à la lumière d’une lampe et vraisemblablement juste au-dessus de la tête du roi, qui apparemment est le seul à la voir. On ne dit pas immédiatement ce que la main écrit sur le mur ; on enregistre par contre la réaction du prince qui, seul, manifeste des signes physiques de transformation, voire de terreur extrême. Balthazar convoque alors les interprètes professionnels, les savants de Babylone, qui pourtant n’arrivent pas à lire ce qui a été écrit, si bien que le roi, et lui seul, reste de nouveau ébranlé.
28 - C’est là que la reine mère intervient, elle qui n’avait pas participé au festin et qui trouve la solution pour faire sortir le souverain de son état d’agitation. Elle informe le roi de la présence à Babylone de Daniel et le décrit comme seul capable de déchiffrer l’écrit mystérieux, doué comme il est d’inspiration divine.
S’en vint dans la salle du festin la reine, alertée par les paroles du roi et des seigneurs. Et la reine dit : « Ô roi, vis à jamais ! Que tes pensées ne se troublent pas et que ton éclat ne se ternisse point. Il est un homme dans ton royaume en qui réside l’esprit des dieux saints. Du temps de ton père, il se trouva en lui lumière, intelligence et sagesse pareille à la sagesse des dieux. Le roi Nabuchodonosor, ton père, le nomma chef des magiciens, devins, chaldéens et exorcistes. Et puisqu’il s’est trouvé en ce Daniel, que le roi avait surnommé Baltassar, un esprit extraordinaire, connaissance, intelligence, art d’interpréter les songes, de résoudre les énigmes et de défaire les nœuds, fais donc mander Daniel et il te fera connaître l’interprétation ». On fit venir Daniel devant le roi, et le roi dit à Daniel : « Est-ce toi qui es Daniel, des gens de la déportation de Juda, amenés de Juda par le roi mon père ? J’ai entendu dire que l’esprit des dieux réside en toi et qu’il se trouve en toi lumière, intelligence et sagesse extraordinaire. On m’a amené les sages et les devins pour lire cette écriture et m’en faire connaître l’interprétation, mais ils sont incapables de m’en découvrir l’interprétation. J’ai entendu dire que tu es capable de donner des interprétations et de défaire des nœuds. Si donc tu es capable de lire cette écriture et de m’en faire connaître l’interprétation, tu seras revêtu de pourpre et tu porteras une chaîne d’or autour du cou et tu seras en troisième dans le royaume ».
29 - Il est clair que, pour tous les participants au festin, il s’agit d’une communication divinatoire, survenue lors d’un acte rituel, et non d’une devinette quelconque ; Daniel est donc invité à expliquer le message parce qu’il est jugé compétent pour comprendre les signes parvenus du monde surhumain. C’est pourquoi le roi fait à Daniel beaucoup de promesses, en échange de la juste interprétation du graphisme.
30 - Daniel repousse l’offre royale de récompense, comme signe de sa propre incorruptibilité ; ensuite, il parle comme un prophète, en faisant des reproches sévères au souverain : Daniel prit la parole et dit devant le roi : « Que tes dons te soient retournés, et donne à d’autres tes cadeaux ! Pour moi, je lirai au roi cette écriture et je lui en ferai connaître l’interprétation. Ô roi, le Dieu Très-Haut a donné royaume, grandeur, majesté et gloire à Nabuchodonosor ton père. La grandeur qu’il lui avait donnée faisait trembler de crainte devant lui peuples, nations et langues : il tuait qui il voulait, laissait vivre qui il voulait, élevait qui il voulait, abaissait qui il voulait. Mais son cœur s’étant élevé et son esprit durci jusqu’à l’arrogance, il fut rejeté du trône de sa royauté et la gloire fut ôtée. Il fut retranché d’entre les hommes, et par le cœur il devint semblable aux bêtes : sa demeure fut avec les onagres ; comme les bœufs il se nourrit d’herbe ; son corps fut baigné de la rosée du ciel, jusqu’à ce qu’il eût appris que le Dieu Très-Haut a domaine sur le royaume des hommes et met à sa tête qui lui plaît. Mais toi, Balthazar, son fils, tu n’as pas humilié ton cœur, bien que tu aies su tout cela : tu t’es exalté contre le Seigneur du Ciel, tu t’es fait apporter les vases de son Temple, et toi, tes seigneurs, tes concubines et tes chanteuses, vous y avez bu du vin, et avez fait louange aux dieux d’or et d’argent, de bronze et de fer, de bois et de pierre, qui ne voient, n’entendent, ni ne comprennent, et tu n’as pas glorifié le Dieu qui tient ton souffle entre ses mains et de qui relèvent toutes tes voies. Il a donc envoyé cette main qui, toute seule, a tracé cette écriture. L’écriture tracée, c’est : Mené, Mené, Teqel et Parsîn. Voici l’interprétation de ces mots : Mené : Dieu a mesuré ton royaume et l’a livré ; Teqel : tu as été pesé dans la balance et ton poids se trouve en défaut ; Parsîn : ton royaume a été divisé et donné aux Mèdes et aux Perses ». Alors Balthazar ordonna de revêtir Daniel de pourpre, de lui mettre au cou une chaîne d’or et de proclamer qu’il gouvernerait en troisième dans le royaume. Cette nuit-là, le roi chaldéen Balthazar fut assassiné.
31 - L’énigme que recèlent les mots tracés sur le mur continue actuellement d’être un sujet de débat. Une partie de la difficulté réside dans le fait qu’il y a une différence entre la forme des mots figurant sur le mur (Dn 5,25) et celle qui est proposée dans l’interprétation de Dn 5,26-28. La main écrit littéralement « une mine, une mine, un sheqel, une demi-mine » ; Daniel lit et interprète l’écriture de la main comme un jugement déjà émis, lié au sort du roi : déjà « mesuré », « pesé », et trouvé insuffisant, de sorte que son royaume sera « divisé » entre Mèdes et Perses, probablement avec un jeu de mot ultérieur en araméen, qui fait allusion à la victoire de la Perse sur Babylone.
32 - La narration se termine par une glose d’un effet dramatique : l’indication divinatoire, reçue au cours de cette beuverie sacrée, trouva un écho dans la réalité des faits, puisque, la même nuit que le festin, Balthazar fut tué et son trône fut cédé à Darius le Mède. Au-delà de l’historicité du récit, ce qui paraît surprenant c’est l’attitude du souverain qui couvre de cadeaux le prophète Daniel qui vient pourtant de proclamer sa fin imminente.
33 - Mon intention ici n’est pas de faire de l’exégèse, ni légère ni profonde ; je ne m’intéresse pas au propos de l’auteur biblique qui veut montrer la punition divine pour le sacrilège accompli par le souverain de Babylone. Je passe aussi sous silence tous les commentaires, qui, à ma connaissance, ne contiennent pas d’explication sur cette consommation rituelle de vin à Babylone. Dans cette beuverie accompagnée de prières et de messages prodigieux, je crois que l’on peut apercevoir l’écho de pratiques proche-orientales tout à fait spécifiques, des rites qui, encore à l’époque de la rédaction du texte de Daniel, permettaient aux gens de se retrouver autour d’une table pour boire du vin avec des intentions religieuses.
34 - On retrouve tout d’abord, dans la description du festin de Balthazar, l’atmosphère évoquée par un relief du palais d’Assurbanipal à Ninive, sur lequel, en 645 av. J.-C., le souverain est représenté allongé sur un lit marqueté d’ivoire en train de boire d’une coupe, la reine assise devant lui. Selon R. Barnett et bien d’autres savants, le roi préside ici le rite syrien du marzeaḥ que j’ai évoqué ci-dessus, pour fêter sa victoire sur le roi élamite Tempt-Humban-Inshushina/Te-Humman ; le souverain est en effet entouré des trophées qui représentent les pays soumis, l’Elam (voir par ex. la tête de Te-Umman), mais aussi Babylone (voir l’épée déposée sur la table à côté du lit royal) et l’Égypte (voir le collier accroché au lit).
35 - D’ailleurs, l’ornementation du mobilier représenté sur le relief de Ninive correspond bien aux plaquettes en ivoire récupérées à Samarie, Arslan Tash, Nimrud et ailleurs, qui sont décorées de plusieurs motifs (plantes de papyrus, fleurs de lotus, cerf au pâturage, lion dévorant un homme, femme à la fenêtre, etc.). Assurbanipal est étendu sur son lit d’ivoire et boit en attendant la nourriture que ses serviteurs lui apportent, pendant qu’une fille joue de la harpe. On y voit aussi des encensoirs ou des brûle-parfums qui font probablement allusion au contexte cultuel de la cérémonie.
36 - De plus, tant le relief de Ninive que les ivoires offrent un rapprochement significatif avec la description du marzeaḥ célébré à Samarie, laissée par le prophète Amos. Dans un oracle contre la capitale du royaume d’Israël, en effet, ses avertissements oraculaires en 6,1-7 s’adressent à la classe dominante aisée qui mange et boit joyeusement dans un banquet luxueux : Malheur à ceux qui sont tranquilles en Sion, à ceux qui sont confiants sur la montagne de Samarie, ces notables des prémices des nations… Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur leurs divans, ils mangent les agneaux du troupeau et les veaux pris à l’étable. Ils improvisent au son de la harpe, comme David, ils inventent des instruments de musique ; Ils boivent le vin dans de larges coupes (bemizreqê yayin), ils se frottent des meilleures huiles, mais ils ne s’affligent pas de la ruine de Joseph ! C’est pourquoi ils seront maintenant déportés, en tête des déportés, c’est en fait de l’« orgie » (mirzaḥ) des vautrés.
37 - Les convives du texte d’Amos boivent dans de grandes coupes le vin qui est versé depuis des récipients qui sont généralement mentionnés en contexte cultuel exclusivement. Les notables de Samarie festoient, autour de 760 av. J.-C., étendus sur des lits marquetés et ornés d’ivoires précieux, sans se soucier de leur fin imminente : de toute évidence il ne s’agit pas simplement de fêtes privées et spontanées, mais de réunions dont le contexte rituel est évident : le marzeaḥ, justement, comme il est dit expressément au v. 7.
38 - C. Grottanelli rappelait qu’un banquet « à la syrienne » est aussi évoqué dans un texte égyptien du Nouvel Empire, dans lequel on lit que l’on commence par boire des vins différents, que l’on continue avec la musique jouée par des instruments syriens et que l’on finit par tomber à terre, parmi les ordures : Ah !, si tu savais que le vin est une horreur, et si tu en finissais avec le scedeh et si tu ne mettais plus le pot dans ton cœur, et tu oubliais le telek ! Mais on t’instruit à chanter au son de la flûte, à moduler au son du fifre, à gazouiller à la syrienne au son du kinnor, à chanter au son du necekh. Tu es assis dans la maison, entouré de courtisanes… Tu restes assis devant la fille, et tu es huilé d’onguents. Tu glisses et tombes sur le ventre, tu te parfumes à l’excrément.
39 - Je reste persuadé qu’au cours de tels festins communautaires il était probablement admis, voire prescrit, d’ingérer des quantités démesurées de vin ou de boissons enivrantes avec l’intention de susciter des visions, comme celles que l’on a évoquées plus haut dans les paroles d’Isaïe et dans le récit de Daniel ; des états de transe qui permettaient de dépasser momentanément la réalité terrestre et de communiquer avec un monde autre, considéré comme non moins réel, au même titre que ses habitants, les puissances surhumaines ou les morts.
40 - Dans la Bible hébraïque, de plus, le texte de Jr 16,5-9 met en évidence une connotation funéraire de la cérémonie et la présente comme une forme de soulagement pour la famille d’un défunt, tout en évoquant un groupe accomplissant des banquets dans la « maison » du marzeaḥ. Le contexte est celui d’une sanction pour un rite qui devait appartenir à la vie sociale normale : personne ne pratiquera plus de telles fêtes pour ceux qui se sont éloignés de Yahvé, tandis qu’à ceux qui pleurent, on n’offrira plus la « coupe de consolation » : Ainsi parle Yahvé : N’entre pas dans une maison où l’on fait le deuil (bêt marzēaḥ ; θίασος dans la LXX, domum convivii dans la Vulgate), ne va pas pleurer ni plaindre les gens, car j’ai retiré ma paix de ce peuple – oracle de Yahvé – ainsi que la pitié et la miséricorde. Grands et petits mourront en ce pays sans être enterrés ni pleurés ; pour eux, on ne se fera ni incisions ni tonsure. On ne rompra pas le pain pour qui est dans le deuil, pour le consoler au sujet d’un mort ; on ne lui offrira pas la coupe de consolation pour son père ou pour sa mère. N’entre pas non plus dans une maison où l’on festoie, pour t’asseoir avec eux à manger et à boire. Car ainsi parle Yahvé Sabaoth, le Dieu d’Israel : Voici, je vais faire taire ici, sous vos yeux et de vos jours, les cris de joie et d’allégresse, les chants du fiancé et de la fiancée.
41 - D’ailleurs, même le témoignage d’Am 6, déjà cité, est sous le signe d’une lamentation funèbre ; la critique ne vise pas directement le marzeaḥ en tant que tel, mais tous les habitants de Samarie qui continuent à vivre dans le luxe pendant que leur ville est sous la menace assyrienne.
42 - Ce n’est pas mon intention de reprendre ici tout le dossier concernant l’histoire du marzeaḥ, ni toutes les interprétations proposées pour cette façon syrienne de banqueter en buvant beaucoup de vin et en célébrant les dieux ; ni même de développer davantage l’analyse des nuances caractéristiques du marzeaḥ selon les différentes civilisations sémitiques qui l’attestent ; ni encore d’approfondir l’examen des témoignages les plus tardifs sur les associations religieuses liées à cette institution qui sont les plus proches des confréries joyeuses dont M.-F. Baslez s’est occupée. Je me limite plutôt à repérer certains éléments parallèles, pour mieux comprendre le contexte qui a probablement inspiré le récit de Daniel.
43 - Je ne peux éviter, en particulier, de proposer en première instance un rapprochement entre la « terreur » et l’« apparition » que Balthazar expérimente, une fois qu’il est bien aviné, et les aventures survenues au dieu suprême d’Ougarit, El, lors du banquet (un marzeaḥ) qu’il offre dans son palais, invitant les dieux à manger et à trinquer, selon le texte KTU 1.114. Sans postuler une quelconque influence directe d’un texte sur l’autre, il est surprenant de retrouver ici un antécédent mythique montrant un souverain qui boit jusqu’à l’enivrement, qui tombe dans l’effroi et qui voit quelque chose d’extraordinaire. Le dieu ougaritique, qui est aussi représenté dans l’acte de boire à une cruche semblable à celle qui a été découverte juste à côté de ce texte, « but du vin jusqu’à plus soif, du vin nouveau jusqu’à se soûler », dans une consommation effrénée qui se termine lorsque le dieu roule sur le sol. Alors El « chuta comme mort, El, comme ceux qui descendent à la terre » (l. 21-22), et se retrouva proie d’un démon ; un certain Ḥabay « s’approcha de lui, celui qui a des cornes et une queue, pour le salir avec ses crottes et son urine ». Sur cette ivresse du roi des dieux, son accablement et l’apparition effrayante qui survient, le texte ne donne aucun jugement négatif. Par contre, la valeur culturelle de l’excès de vin semble comprendre, ici comme ailleurs, non seulement la possibilité de mettre en lumière les comportements vertueux qu’il faut adopter face à l’ébriété, mais aussi, l’occasion d’avoir ainsi une expérience d’extase, quoique terrifiante, lors d’un marzeaḥ où l’on buvait le vin à profusion.
44 - On a vu également que, pour boire en invoquant les dieux de Babylone, Balthazar fait apporter une vaisselle spéciale, voire des vases issus d’un sanctuaire. Or, dans le monde phénicien, on trouve plusieurs attestations de coupes à boire qui, selon les inscriptions gravées dessus, ont été consacrées à une divinité, parfois même avec une mention explicite du marzeaḥ. Je cite donc en parallèle d’abord deux inscriptions phéniciennes, l’une sur un fragment de céramique à vernis noir de Byblos, où l’on lit : « À la Baalat (de Byblos) : une libation de vin », l’autre sur un bol de bronze trouvé en Israël, de la fin du ve s. av. J.-C., où l’on peut lire : « Ce qui a été offert par Eshmunyaton, Magon et Baalpillès, à leur Seigneur Ashtarum ». Je mentionne ensuite la coupe en argent consacrée à Baal Addir, provenant des fouilles de Sulcis, en Sardaigne et datant du iiie s. av. J.-C., qui était très probablement employée dans la liturgie. Je rappelle enfin un quatrième témoignage, « parlant » plus que les autres : l’inscription phénicienne du ive s. av. J.-C., gravée sur une coupe en bronze, probablement d’origine libanaise ou chypriote, qui déclare l’appartenance de cette phiale et d’un deuxième objet semblable au marzeaḥ du dieu solaire Shamash : les deux coupes étaient donc utilisées par la confrérie vouée à cette divinité pendant les festins, pour boire du vin.
45 - Finalement, parmi les nombreuses inscriptions palmyréniennes en araméen, en grec ou bilingues qui témoignent des activités des associations qui encore au iie siècle apr. J.-C. étaient désignées comme marzeaḥ et interprétées comme thiasoi ou symposia, un texte célèbre la générosité d’un certain Yarhai Agrippa, qui avait offert à ses camarades des vins vieillis et de bonne qualité. Si la traduction de H. Ingholt est la bonne, ce « chef (ou rab) du marzeaḥ », choisi peut-être parmi les personnages les plus riches ou les plus influents de la ville et probablement nommé pour un an, « avait servi les dieux et présidé à la divination toute l’année ». De cette manière, les inscriptions des habitants les plus riches de Palmyre à l’époque romaine impériale et des membres du clergé local, qui aimaient se regrouper en confréries vouées aux divinités, signalent la pérennité de l’ancienne institution sémitique et, peut-être, la persistance d’un lien entre vin et divination dans le cadre de ces liturgies.
46 - C’est dans ce contexte de valeurs multiples et complexes attribuées au marzeaḥ qu’à mon avis l’histoire de Balthazar peut être replacée : un roi qui, dans son palais, boit du vin jusqu’à l’ivresse, un monarque qui obtient une « apparition » contenant un message divinatoire « après avoir abondamment bu et beaucoup prié », un souverain qui utilise des « vases consacrés » pour boire et prier ses dieux jusqu’à « changer de couleur, les jointures relâchées, les genoux entrechoqués ».
47 - Dans les divers tableaux historiques et culturels que l’ensemble du dossier sur le marzeaḥ offre à l’évidence, j’ai repéré une série d’éléments qui peuvent être mis en parallèle avec le récit du festin de Babylone, selon une méthode qui ne peut pas correspondre complètement au bon usage de la comparaison historique, vu la dissémination de ces éléments dans l’espace et le temps. Donc, ma proposition s’arrête au constat de « similitudes » et d’« analogies » qui peuvent suggérer en général le scénario dont l’auteur biblique aurait pu s’inspirer.
48 - Un usage codifié de l’intempérance alcoolique, d’ailleurs, dans la documentation examinée, n’est pas toujours considéré comme un état normal et tolérable de l’existence ; pourtant, précisément en raison de son « a-normalité », il peut apparaître comme quelque chose à cultiver, parce qu’il peut donner lieu à des hallucinations révélatrices. Même sur ce point, à dire vrai, on a plus d’indices que de certitudes ; mais il s’agit quand même de plusieurs indices, si bien que la piste d’une consommation excessive de vin, considérée dans l’idéologie de la Syrie ancienne comme capable de provoquer un contact avec un monde « autre », reste à mon avis tout à fait sensée.
49 - La majesté conviviale du festin de Balthazar, si tant est qu’il ait été vraiment célébré dans la forme attestée, éclaire ainsi tant le texte biblique que la liturgie décrite. L’hypothèse du décodage du récit de Daniel dans le contexte d’un marzeaḥ me semble en effet possible et soutenable : comparée avec les pratiques du boire dans le Proche-Orient ancien, la beuverie solennelle du dernier souverain de Babylone se révèle comme un rite bien particulier, faisant suite au banquet, riche en éléments religieux et de valeur plus ample, que, probablement, l’auteur du texte de Daniel a lui-même voulu mettre en évidence.
journals.openedition.org/pallas/7753