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Le festin de Balthazar

Sergio Ribichini, Ékklèsia. Approches croisées d’histoire politique et religieuse   104 | 2017  

Deux mots, en guise de prologue

1 - Le compte rendu que j’ai publié en 1981 du premier livre de Marie-Françoise Baslez a marqué le début d’une grande amitié et d’une collaboration professionnelle longue et fructueuse. Parmi les nombreuses et heureuses occasions que j’ai eues de coopérer avec cette savante passionnée de l’Antiquité et de l’histoire des religions, j’évoque volontiers un cours à deux voix qu’à son invitation nous avons tenu à Paris, le 9 juin 2011, auprès de l’Institut de Recherches pour l’Étude des Religions, sur le thème « Bible et histoire. À travers les cultes orientaux : du festin de Balthazar aux confréries joyeuses ». C’est en souvenir de ce beau moment de travail commun que je lui dédie ce modeste tribut à son savoir et à son humanité.

I. Autour des bonnes qualités du vin

2 - Boisson souvent réservée aux riches et aux nobles ; liqueur qui occupe l’espace du superflu et de la fête face aux céréales situées dans l’espace du nécessaire et du quotidien ; fruit du savoir de l’homme, qui manipule le jus de la vigne et le fait fermenter ; poison et médicament ; seuil et disjonction entre civilisation et altérité barbare ; instrument de socialisation et facteur d’agrégation ; élément d’hospitalité qui discrimine rôles et fonctions : voici quelques aspects que l’on peut reconnaître lorsque l’on parle du vin en anthropologie, en histoire des traditions populaires et en histoire des religions. Au Proche-Orient ancien, dans la Grèce archaïque et classique, chez les Gaulois et les Étrusques, à Rome comme à Byzance, on versait le vin dans des contextes familiaux, sociaux et religieux, qui lui donnaient une valeur dense de contenus et qui en réglementaient l’usage tout en prévoyant même la possibilité d’abus.

3 - L’abus, dis-je, pour introduire précisément ces quelques notes sur une ivresse rituellement contrôlée, peut-être délibérément provoquée. En effet, si la consommation excessive de vin a le pouvoir d’entraîner un comportement désordonné, si elle arrive à faire dégénérer un festin en un étourdissement plus ou moins collectif, elle est aussi capable de provoquer, apparemment et précisément pour ce motif, des « états altérés de conscience » qui donnent accès à une dimension de l’existence différente de celle que l’on éprouve normalement et qui, malgré cela, est considérée comme tout aussi réelle.

 

4 - Plusieurs études nous ont habitué au fait que le vin, tant dans le monde classique que dans les civilisations du Proche-Orient ancien, n’était pas considéré comme une boisson quelconque. Le mystère de la fermentation et de l’ivresse provoquée par son ingestion en faisaient plutôt, dans des circonstances données, une liqueur extraordinaire, adoptée selon des règles et des interdits précis.

 

5 - L’attitude de la Bible hébraïque vis-à-vis du vin, en particulier, est très intéressante, encore qu’ambivalente : bu avec mesure en temps voulu, le vin est une consolation pour l’homme, un cadeau divin ; par contre, bu en quantité excessive et hors de propos, il mène à l’ivresse et il cause des effets que le texte sacré décrit et dénonce à plusieurs reprises.

 

6 - Ainsi par exemple Is 5,11-14 : Malheur à ceux qui courent dès le matin après les boissons enivrantes, et qui, le soir, prolongent leur orgie, échauffés par le vin ! La harpe et le luth, le tambourin, la flûte et le vin, voilà leurs festins ; mais ils ne prennent point garde à l’œuvre de Yahvé, et ils ne voient point l’ouvrage de ses mains. C’est pourquoi mon peuple s’en ira en exil sans s’en douter ; sa noblesse deviendra une troupe affamée, et sa multitude séchera de soif. C’est pourquoi le schéol se dilate, et ouvre sa bouche sans mesure ; elle y descend, la magnificence de Sion, avec sa multitude bruyante et joyeuse.

7 - On lit également dans Pr 23,29-33 : Pour qui les « Malheur » ? Pour qui les « Hélas » ? Pour qui les querelles ? Pour qui les plaintes ? Pour qui les coups à tort et à travers ? Pour qui les yeux troubles ? Pour tous ceux qui s’attardent au vin, qui vont en quête de boissons mêlées. Ne regarde pas le vin, comme il est vermeil ! Comme il brille dans la coupe ! Comme il coule tout droit ! Il finit par mordre comme un serpent, par piquer comme une vipère. Tes yeux verront d’étranges choses, ton cœur s’exprimera de travers.

II. Se soûler et voir d’étranges choses

8 - D’autres références à un usage de l’ivresse comme expérience parapsychique, recherchée pour obtenir des visions et des contacts avec un monde invisible (et pourtant ni illusoire ni fictif), peuvent également en témoigner. La dure critique des prophètes envers tous ceux qui se laissent aller à l’ivresse pour se procurer l’inspiration semble bien confirmer la diffusion de la pratique à des époques diverses et dans le cadre d’une idéologie éloignée des règles établies par le dieu unique, Yahvé, pour son peuple Israël.

 

9 - Voici le témoignage d’Is 28,1-11, contre Samarie et contre les prêtres indignes qui osent prophétiser dans un état d’ivresse : Malheur à l’orgueilleuse couronne des ivrognes d’Éphraïm, à la fleur fanée de sa superbe splendeur sise au sommet de la grasse vallée, à ceux que terrasse le vin.… Eux aussi, ils ont été troublés par le vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson. Prêtre et prophète, ils ont été troublés par la boisson, ils ont été pris de vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson, ils ont été troublés dans leurs visions, ils ont divagué dans leurs sentences. Oui, toutes les tables sont couvertes de vomissements abjects, pas une place nette ! À qui enseigne-t-il la leçon, À qui explique-t-il la doctrine ? À des enfants à peine sevrés, à peine éloignés de la mamelle… Oui, c’est par des lèvres bégayantes et dans une langue étrangère qu’il parlera à ce peuple.

 

10 - C. Grottanelli pensait ici à un sens non littéral : « Certains prophètes sont accusés, par d’autres prophètes leurs concurrents, d’obtenir leur transe d’extase non comme il faut, par l’esprit de Yahvé, mais par une ivresse alcoolique. Il est clair le ton polémique et ironique, paradoxal ». Mais on a aussi proposé, à mon avis judicieusement, d’y voir une référence à des personnes qui buvaient pour trouver une inspiration surhumaine, dans un contexte évidemment polythéiste ; le verdict accablant d’Isaïe devrait plutôt être mis en relation avec l’irrecevabilité d’une divination qui ne dérivait pas de Yahvé.

 

11 - D’ailleurs, une sanction pareille se trouve en Mi 2, 11 : S’il y a un homme courant après le vent et débitant des mensonges : « Pour vin et boisson f