Le prophétisme biblique
1.Les prophètes de l’Ancien Testament
2.Le message des prophètes
3.L’espérance du Royaume de Dieu
4.L’espérance du Messie-Roi
5.Deux règles d’interprétation pratiques
6.Jésus-Christ : la réalisation des prophéties
L’Ancien Testament contient une histoire et une loi. Mais tout lecteur de la Bible sait qu’il existe aussi, dans ses pages, un bon nombre de livres prophétiques où nous trouvons les discours des hommes de Dieu habituellement désignés par le nom de prophètes. Nous devons maintenant nous y arrêter pour essayer de saisir ce nouvel aspect de l’Écriture, en nous demandant ici encore quelle est sa signification pour l’Église chrétienne.
1 - Les prophètes de l’Ancien Testament
L’Ancien Testament connaît une forme ancienne du prophétisme, semblable à celle qui existait chez les peuples voisins. Les prophètes étaient des hommes qui vivaient en troupes, sous la direction d’un chef ou père (on les appelle parfois les fils de prophètes c’est-à-dire ceux qui appartiennent à la confrérie des prophètes).
Cependant, à côté de ces troupes d’exaltés, nous rencontrons dans les textes l’existence d’autres hommes très différents, que l’on appelle le plus souvent des voyants. Ils étaient en effet doués d’une vue jugée comme surnaturelle, pour discerner ce que les hommes ne voient pas d’ordinaire : ils voyaient ce qui se passait dans le cœur de l’homme, ou ce qui se passait dans l’avenir. C’étaient des inspirés, vivant solitaires et non en bandes, et ne se livrant pas à des manifestations d’extase mystique comme les prophètes. Les plus typiques sont Balaam qui n’était pas Israélite (Nb 22-24, surtout 24), et Samuel (1 Sam 9). Ce dernier texte est intéressant : il nous apprend qu’à un moment de l’histoire d’Israël le terme de voyant fut abandonné et remplacé par celui de prophète (v.9). Ainsi le mot prophète servit à désigner aussi bien les hommes inspirés comme Samuel que les troupes d’exaltés, et la confusion qui en résulte explique l’usage général de ce mot pour parler de tout homme inspiré, quels que soient par ailleurs le mode et l’autorité de son inspiration.
D’autres hommes allaient bientôt paraître en Israël et porteraient aussi le nom de prophètes, mais ce prophétisme aurait pour source une inspiration d’une tout autre valeur. Plutôt dans la ligne des voyants comme Samuel, que dans celle des bandes de prophètes comme chez les adorateurs des Baals, les prophètes d’Israël, authentiquement inspirés de Dieu, vont remplir une mission capitale dans la vie du peuple d’Israël. Ils seront vraiment les hommes de Dieu appelés et envoyés pour faire connaître la volonté de l’Éternel à son peuple, pour l’avertir et lui annoncer le jugement du Seigneur, pour le consoler et faire briller devant lui la perspective admirable d’un avenir où Dieu triomphera et régnera éternellement. S’ils ressemblent parfois, par leur attitude, aux anciens prophètes de métier (voir en particulier les actions bizarres accomplies symboliquement par certains d’entre eux : Ésaïe 20 ; Jérémie 13,1-7 ; Ézéchiel 4-5, etc.), leur message est totalement différent par son contenu moral et religieux. Aucune autre religion n’a connu de tels hommes dont les paroles ont une profondeur de pensée, une exigence de vérité et de fidélité et un souci d’obéissance totale à la parole de Dieu absolument uniques.
Beaucoup d’entre eux ne nous sont plus connus qu’imparfaitement, car ils n’ont rien écrit : Nathan, Élie, Élisée sont les plus célèbres. D’autres ont eu des disciples ou des secrétaires qui ont conservé par écrit leur discours et qui ont ainsi rendu possible la rédaction des livres prophétiques de l’Ancien Testament : ce sont Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel, et ceux qu’on appelle les douze petits prophètes, en raison de la brièveté des écrits que l’on en a conservés : Osée, Amos, Michée, etc. Le livre de Daniel est aussi classé parmi les livres prophétiques, bien qu’ayant un caractère un peu différent, puisqu’il représente davantage une apocalypse (c’est-à-dire une révélation) comme le sera plus tard l’Apocalypse de Jean, dernier livre du Nouveau Testament.
2 - Le message des prophètes
Le message des prophètes de l’Ancien Testament est très riche, et nous ne pouvons pas analyser dans le détail les livres qui nous le font connaître. Nous voulons seulement préciser certains points susceptibles d’éclairer le problème qui nous occupe.
La signification du mot prophétie doit d’abord être connue. Une erreur fréquente consiste en effet à limiter ce mot à une prédiction de l’avenir. Il est exact que le prophète est celui qui « parle avant » (étymologie du mot grec : prophétès), donc celui qui a prédit des événements devant se produire dans un temps proche ou lointain ; mais le mot est beaucoup plus large dans son sens et désigne aussi celui qui « parle devant » quelqu’un, de la part d’un autre. Dans la Bible, le prophète est celui qui parle au peuple de la part de Dieu, même sans aucune prédiction de l’avenir ; il est le messager de Dieu, l’intermédiaire qui annonce la volonté de l’Éternel et aussi qui s’adresse à Dieu de la part du peuple. À juste titre, on doit dire que son message est plus une prédication qu’une prédiction.
Les discours des prophètes contiennent presque toujours deux éléments qu’il est difficile de dissocier l’un de l’autre.
D’une part, ce sont des paroles qui s’adressent à des hommes particuliers dans une époque très précise de l’histoire d’Israël. Les prophètes parlent au peuple dans une circonstance particulière, par exemple au cours d’une menace de guerre, ou à l’approche des ennemis, ou en captivité, ou au moment du retour de l’exil, ou à l’époque de la reconstruction du Temple ou de Jérusalem après leur ruine. Ils parlent aux rois dans telle circonstance de leur vie politique ou privée, ou aux prêtres, aux faux prophètes, aux juges, aux femmes, aux païens des peuples voisins. Dans ces diverses circonstances, ils font entendre avec force la volonté de Dieu afin d’exhorter leurs auditeurs à la soumission dans le temps présent. Prédicateurs de la parole de Dieu, ils descendent dans les cas concrets de la vie et montrent que Dieu intervient dans tous les détails de l’existence humaine: l’adultère de David avec la femme d’Urie (2 Sam 12), la guerre d’Israël et de Damas contre Juda (És 7), le siège de Jérusalem par les Assyriens (És 37), l’approche des armées babyloniennes (Jér 21), la prise de Jérusalem (Jér 39), une invasion de sauterelles (Joël 1), la ruine d’Édom (Abdias), la chute de Ninive (Nahum), la reconstruction du Temple (Aggée), etc. Nous risquerions de fausser complètement les prophéties de l’Ancien Testament si nous les détachions des événements historiques qui les ont provoquées.
Mais d’autre part, la prédication des prophètes dépasse l’histoire. Elle s’élève des événements particuliers à une perspective générale qui concerne le plan de Dieu pour son peuple et pour les autres nations ; elle s’appuie sur le tremplin des faits contemporains pour s’élancer vers l’avenir et dessiner les grandes lignes des événements qui accompliront le dessein de Dieu jusque dans l’éternité. Dans ce sens, elle est bien une prédiction, ou mieux une annonce de ce que Dieu fera
3pour son peuple. Fondée sur cette annonce, la parole des prophètes devient l’expression d’une attente que le peuple est invité à saisir avec foi en son Dieu, d’une espérance orientée vers un temps où les promesses de l’Éternel s’accompliront fidèlement. Ésaïe, au moment de la guerre de Juda contre Israël et Damas, exhorte à la confiance et au calme, et annonce en même temps la prochaine délivrance ; mais cette délivrance est décrite comme la grande et définitive délivrance des temps à venir, à cause de la présence de Dieu au milieu de son peuple, marquée par le signe d’Emmanuel : Dieu avec nous (És 7. 8. 9). Ézéchiel parle du retour des captifs en Palestine et de la réunion des deux royaumes d’Israël et de Juda, après l’exil de Babylone ; mais en même temps, il annonce la restauration finale et éternelle du peuple de Dieu autour du sanctuaire de Jérusalem et du trône de David, roi pour l’éternité (Éz 37, 15-28). Aggée exhorte vigoureusement les Juifs de Jérusalem à reconstruire le Temple en ruines, et en même temps il annonce que la gloire de ce Temple coïncidera avec le bouleversement de la terre et l’avènement du serviteur élu de Dieu pour toujours (Ag 2, 20-23).
Ce double aspect des paroles prophétiques de l’Ancien Testament ne doit donc jamais être oublié lorsqu’on veut en comprendre la signification et la portée. Mais puisqu’il ne s’agit pas d’analyser ici tous les textes des livres prophétiques, il importe maintenant de serrer de plus près quelques notions fondamentales qui se dégagent de leurs perspectives d’avenir. C’est en effet dans ces notions que le problème de la valeur des prophéties pour l’Église chrétienne se pose à nous.
Deux thèmes importants résument l’espérance prophétique de l’Ancien Testament : le Royaume de Dieu et le Roi-Messie. Nous allons les envisager dans ce qui suit.
3 - L’espérance du Royaume de Dieu
L’idée du Royaume de Dieu éclaire bien le message prophétique, car elle concerne à la fois le présent historique et l’avenir, à la fin des temps.
Toutefois, la royauté de Dieu n’est pas encore manifestée dans sa plénitude : elle est présente et future. Dans le temps présent, elle est un combat contre tous les faux dieux et les idoles que le peuple est trop facilement tenté d’adorer ; si une alliance a été établie entre lui et son Roi, néanmoins le temps n’est pas encore venu où le règne du Dieu d’Israël sera visible sur la terre et où toutes les nations le reconnaîtront. Le Royaume est une attente, une espérance, une réalité en mouvement. Il arrivera un temps où il s’établira effectivement et définitivement, et désormais Dieu régnera pour toujours dans sa gloire et dans sa puissance, sur tout l’univers.
Si l’espérance du Royaume de Dieu dans l’Ancien Testament fait partie du message des prophètes, les idées relatives à la manière dont il viendra et la description qu’on en peut donner ne sont pas identiques chez tous les prophètes. Il est possible de distinguer deux perspectives assez différentes qui se caractérisent ainsi :
Une notion terrestre du Royaume de Dieu à venir. Un jour viendra, à la suite des événements qui auront éprouvé le peuple, où le royaume sera établi sur la terre pour toujours. Le peuple sera rassemblé dans le pays de la promesse, depuis les extrémités du monde, et Jérusalem sera la capitale du Royaume. Les nations étrangères seront jugées et punies par Dieu, ou se convertiront à la loi de Dieu et le serviront désormais. Il n’y aura plus ni injustice, ni guerre, ni souffrances ; le bonheur et la prospérité seront accordés éternellement aux sujets du grand Roi ; le monde subira une transformation qui le fera revenir au temps heureux de la création ; les animaux mêmes vivront en paix les uns avec les autres, et l’univers entier sera rempli de la connaissance de Dieu. Chacun connaîtra la paix et la joie, en prolongeant une existence heureuse « sous sa vigne et sous son figuier » (Michée 4,1-5). La description la plus connue est celle d’Ésaïe 1, 6-10 où, sous une forme poétique, le monde de la création est représenté comme une merveilleuse idylle de justice et de fraternité.
Le passage de la situation actuelle à celle du Royaume attendu se fera insensiblement, sans qu’on puisse le discerner, et le Royaume de Dieu ne sera pas différent, dans le fond, de la réalité présente, sauf que tout mal aura disparu et que la royauté de Dieu ne sera plus espérée, mais réelle (voir Éz 37, 21-28).
Cette notion se trouve chez la plupart des prophètes dont la Bible nous a conservé les discours.
Une notion catastrophique du Royaume apparaît dans quelques textes prophétiques (So 1, Za 14, etc.) et surtout dans les livres apocalyptiques (Daniel, et d’autres apocalypses juives qui n’ont pas trouvé place dans la Bible). Le Royaume de Dieu ne viendra qu’après une terrible catastrophe qui détruira le monde présent, corrompu par le péché. Tout s’écroulera dans le feu ou dans l’eau, et des signes miraculeux seront donnés aux hommes pour leur annoncer l’imminence de ce jour redoutable (le soleil et la lune s’éteindront, les étoiles tomberont, des guerres atroces s’élèveront entre les nations, et bien d’autres prodiges se verront encore). Puis un nouveau monde sera créé, de nouveaux cieux et une nouvelle terre (És 65, 17) ; le grand jugement aura lieu dans le ciel, et chacun comparaîtra devant le trône de Dieu, ce qui suppose une résurrection des morts, afin que tous soient jugés dignes d’entrer dans le Royaume éternel ou d’être condamnés au châtiment. Après cela, Dieu régnera pour toujours sur le monde nouveau où l’on ne connaîtra plus l’injustice, la souffrance, le péché et la mort. C’est dans le livre de Daniel que se rencontrent les textes les plus précis sur cet aspect du Royaume (voir surtout chap. 7 et 12, 1-4).
Nous voyons aisément l’importance considérable de cette notion en rapport avec le Nouveau Testament et la doctrine chrétienne. L’idée du Royaume de Dieu (ou Royaume des cieux) occupe une grande place dans l’enseignement de Jésus et la pensée des apôtres. Il serait difficile, sinon impossible, de la comprendre sans connaître l’espérance que les prophètes ont prêchée à leur peuple. Des passages comme Matthieu 24, Marc 13 et Luc 21, ou comme 2 Pierre 3 ou le livre de l’Apocalypse seraient incompréhensibles sans la connaissance des textes prophétiques de l’Ancien Testament.
4 - L’espérance du Messie-Roi
Une seconde notion dont on ne peut comprendre l’importance est celle du Messie-Roi. Elle est, du reste, liée à la précédente et ne se comprendrait pas sans elle ; il est inutile d’en souligner la portée pour l’Église chrétienne puisqu’elle nous conduit au cœur du Nouveau Testament, le Christ-Messie.
Que signifie le mot Messie ? Ce terme vient directement de la langue hébraïque dans laquelle il désigne un homme qui a reçu une onction, c’est-à-dire qui a été chargé d’une fonction sacrée au cours d’une cérémonie religieuse dont l’acte essentiel consistait à répandre sur sa tête de l’huile sainte. Le même mot, en grec, se dit Christ (Christos) et en latin : oint. Celui qui recevait l’onction pouvait être un prêtre (És 40, 12-15) ou parfois un prophète (Ps 105, 15), mais le plus souvent, c’était le roi qui était désigné par le terme de Messie (1Sam10, 1 ; 36, 13 ; 24, 7, etc.). La notion de Messie est donc rattachée d’une manière directe à la notion de royauté.
Les principaux textes prophétiques qui parlent clairement du Messie nous permettent de nous faire une idée de sa figure et de son rôle.
Le Messie a, le plus souvent, la figure d’un roi, d’un prince, d‘un chef, ou encore d’un berger, terme qu’on appliquait aux rois de l’antiquité (És 9, 1-6 ; Jér 23, 5-8). Il est de la famille de David (És 11, 1 ; Jér 33, 15) ou considéré comme un nouveau David (Éz 37, 24). À cause de cela, il naîtra à Bethléem, ville de David (Michée 5, 1-3). Comme David, il aura un rôle prophétique : réunion des deux royaumes séparés, retour des dispersés en Palestine, exercice de la justice pour faire cesser toutes les injustices, établissement de la paix et victoire définitive sur tous les ennemis du peuple, règne éternel et heureux pour chacun (És 9, 6 ; 11, 2-5).
Il sera cependant plus que David, car son royaume s’étendra jusqu’aux extrémités de la terre, et toutes les nations se prosterneront devant lui (És 42, 1-9). Il sera le roi universel et éternel.
Ailleurs, le Messie nous est montré plutôt comme un homme de Dieu, serviteur ou prophète, chargé d’annoncer le salut au peuple, de proclamer la loi de Dieu et d’enseigner la volonté du Seigneur à tous. Les nations païennes se convertiront à sa prédication (És 49, 1-7). Cette mission sera moins glorieuse que celle d’un roi, et le Serviteur de l’Éternel devra supporter les moqueries et les persécutions de beaucoup. Bien plus, sa tâche ne sera accomplie que s’il accepte de souffrir et de mourir pour son peuple, afin de porter le péché de beaucoup (És 50, 4-7 ; 53, 1-9). Mais après cela, il sera glorifié par Dieu pour toujours (És 53, 10-12).
D’autres caractéristiques du Messie se rencontrent chez les prophètes, mais ont joué un rôle moins important. Il apparaît comme un prêtre (Za 6, 9-15), mais très rarement, car on connaît aussi le passage où le rôle du prêtre sera celui d’un deuxième Oint à côté du premier (Za 4, 1-14). Il est aussi présenté comme un roi idéal, humble et juste, différent du descendant de David, glorieux et puissant (Za 9, 9-10).
Dans tous ces textes, le Messie est décrit comme un homme qui possède, à côté de certains caractères humains (roi, prophète) un caractère surnaturel et divin. De plus, sa venue et sa mission font partie de l’histoire du peuple de Dieu ; elles seront l’aboutissement attendu du plan de Dieu qui se déroule depuis la création du monde jusqu’à la fin des temps et l’établissement de son Royaume. L’attente du Messie est donc inséparable de l’attente du Royaume de Dieu, et constitue l’élément capital de l’espérance d’Israël dans l’Ancien Testament. Mais il faut ajouter aussitôt que l’Ancien Testament ne nous donne pas la réponse à cette attente ni l’aboutissement de tout ce plan divin. La prophétie est une annonce des choses à venir : le Royaume et le Roi. Ces choses ne sont pas encore venues, car c’est en Jésus-Christ qu’elles se réaliseront. Le salut du peuple et du monde sont des réalités promises, mais les hommes de l’Ancien Testament qui ont vécu par la foi « n’ont pas obtenu ce qui leur était promis (Héb 11, 39). Dieu a en vue quelque chose de meilleur pour nous (v.40). L’Ancien Testament est comme l’aurore d’un jour nouveau qui apparaît : les ténèbres s’effacent, la lumière s’annonce de plus en plus clairement, l’horizon s’illumine, on attend l’apparition du soleil, mais il n’est pas encore là. Avec Jésus-Christ, le soleil levant brille soudain de toute sa lumière et éclaire le monde pour son salut (Mal 4, 2 ; Luc 1, 78).
5 - Les règles d’interprétation pratiques
Nous concluons maintenant par ces deux règles pratiques que nul ne devrait oublier en lisant les textes prophétiques de l’Ancien Testament :
Ne séparons jamais un discours prophétique des circonstances historiques dans lesquelles il a été prononcé. Replaçons-le dans le cadre de son époque et étudions-le par rapport à cette époque, sinon nous risquons de le fausser et de passer à côté de son vrai sens. Les prophètes ont toujours été des hommes d’action, au milieu de leur peuple, soucieux de connaître et d’enseigner la volonté de Dieu à leurs contemporains. La révélation de Dieu s’est faite dans l’histoire, et non en dehors d’elle.
Il nous sera beaucoup plus facile ensuite de comprendre comment le message prophétique dépasse le cadre du temps pour atteindre un horizon plus large et demeurer vrai pour tous les temps, donc aussi pour le nôtre.
Ne réduisons pas la prophétie biblique à des prédictions de devins ou à des calculs stériles. Les prophètes sont les prédicateurs d’une espérance merveilleuse : celle du Royaume de Dieu et du Messie. Cette espérance était vivante et le demeure encore pour nous. Elle se manifestait dans la vie tout entière de ces hommes de Dieu, dans leurs paroles et leurs actes, dans leur attitude et leur pensée. Jamais ils n’ont fait figure de froids calculateurs qui échafaudaient des systèmes imaginaires pour deviner l’avenir, les dates et les événements. Leur message est d’une grande variété ; les détails en sont différents et leurs idées ne se modèlent pas sur un seul et même moule. Dans cette richesse de pensée et d’expression, leur espérance et leur attente restent inébranlables. C’est une déformation de la prophétie biblique que de vouloir la copier servilement de nos jours (les soi-disant prophètes ne sont pas rares aujourd’hui ! ) ou que de la lire pour y déchiffrer des calculs sur la date de la fin du monde. Le message prophétique de l’Ancien Testament reste profondément vrai, à condition de ne pas le tuer par nos raisonnements vains et notre ignorance du plan de Dieu à travers toute la Bible.
6 - Jésus-Christ : la réalisation des prophéties
Un seul mot pourrait suffire à expliquer le titre de ce chapitre : Jésus-Christ est venu. Toutes les prophéties de l’Ancien Testament étaient orientées vers une attente : l’attente du Royaume de Dieu et du Messie. Maintenant, la réponse est donnée : celui qu’on attendait est venu. Le Nouveau Testament nous annonce cette étonnante nouvelle (le mot évangile signifie : la bonne nouvelle): «le Messie espéré est arrivé, il est au milieu de nous, le Royaume de Dieu est proche. Repentez-vous et croyez à cette bonne nouvelle ! » On n’ose peut-être pas y croire, on doute de cette réalité, comme Jean-Baptiste faisant dire à Jésus : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » (Matt 11, 3). On est surpris de voir et d’entendre celui qu’on imaginait autrement qu’il n’est, et parfois on refuse de le croire, car un homme simple et pauvre comme lui doit être un fou ou un orgueilleux en se proclamant le Messie, Fils de Dieu. Il devient même gênant par ses paroles et ses miracles qui attirent les foules. Ne serait-il pas bon de le faire taire ou même de le faire disparaître ? C’est impossible qu’il soit le Messie ; il mérite d’être puni pour cette audacieuse prétention. Faisons-le arrêter, jugeons-le, condamnons-le, et ne laissons pas les gens simples suivre cet imposteur ! Et c’est précisément par la croix de Jésus-Christ, par la mort et la résurrection de celui qui est le Messie, que l’Église chrétienne se justifie et qu’elle vit encore aujourd’hui pour proclamer sa foi en son Seigneur. Par lui, les prophéties ont été pleinement réalisées.
Nous avons dit que les prophéties de l’Ancien Testament étaient fondées sur des réalités historiques, mais qu’en même temps elles dépassaient l’histoire et nous tournaient vers l’avenir en annonçant la venue du Royaume de Dieu et du Messie-Roi. Par conséquent, elles nous apprennent très exactement ce qu’est le Christ, même mot que Messie. En nous disant ce que sera le Messie, elles le décrivent comme le Roi glorieux et victorieux, à l’image de David sur le trône de Jérusalem, ou comme un Prophète qui parle et annonce la justice et le salut de Dieu, ou même, quoique rarement, comme le Prêtre qui offre les sacrifices pour le péché du peuple. Ainsi, nous connaissons le ministère du Messie, sous ses différents aspects, mais nous ne savons rien de plus et nous restons dans l’attente.
Si nous lisons les Évangiles, nous découvrons sans peine, dès le début, qu’un événement exceptionnel s’est produit : un homme est né, a grandi, a vécu au milieu des autres hommes de son peuple. Son nom était Jésus. Tout le message du Nouveau Testament se résume en ceci : l’homme Jésus était le Christ attendu et annoncé par les prophètes. Si les prophètes nous ont parlé du Christ pour dire ce qu’il serait, les évangélistes nous parlent de Jésus pour nous dire que c’était bien lui le Christ. La figure prophétique du Messie idéal et espéré se trouve maintenant appliquée à un homme de chair et de sang, comme nous tous. Le Fils de Dieu s’est « incarné » dans un homme visible et vivant, ce qui veut dire qu’il est entré dans la chair d’un être humain. L’incarnation du Christ dans la personne de Jésus, voilà l’aboutissement attendu et la réalisation des prophéties.
Jésus lui-même l’a proclamé, au début de son ministère (d’après Luc 4, 16-21) lorsque, dans la synagogue de Nazareth, après avoir lu un passage d’Ésaïe 61 sur le Messie, il affirma devant l’assemblée: « Aujourd’hui, cette parole de l’Écriture que vous venez d’entendre est accomplie.» Ne l’a-t-il pas aussi dit à la femme samaritaine qui venait de prononcer ces mots : « Je sais que le Messie doit venir (celui qu’on appelle Christ) ; quand il sera venu, il nous annoncera toutes choses. Jésus lui répondit : Je le suis, moi qui te parle. » (Jean 4, 26). Dans certaines circonstances, comme le jour de son entrée à Jérusalem (Luc 19, 38) ou comme au moment de sa comparution devant Pilate (Jean 18, 37), Jésus s’est laissé appeler Roi. Ailleurs, on le désigne comme le Prophète (Luc 7, 16 ; Jean 6, 14). Et lors du dernier repas avec ses disciples, au moment de donner le pain et la coupe, n’a-t-il pas fait allusion à son rôle de Prêtre par les mots : « cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous » (Luc 22, 20) ?
Les évangélistes qui nous font connaître la vie et les paroles de Jésus ont, d’une manière très particulière, insisté sur le fait que Jésus réalisait ce qu’avaient dit les Écritures, et surtout les prophètes. On pourrait citer ici les très nombreux textes où se trouve la formule : « afin que les Écritures soient accomplies », ou « selon les Écritures » (voir par exemple : Matthieu 1, 22 ; 2, 5-17 ; 3, 3 ; 4, 14 ; 12, 17 ; 13, 14-35 ; etc.).
La première Église chrétienne, au milieu du peuple juif, se fondait en premier lieu sur cet argument des Écritures pour établir la vérité de sa prédication. Jésus avait accompli les Écritures, c’est pourquoi il était bien le Messie annoncé par les prophètes, donc les Juifs pouvaient croire en lui (Actes 2, 34-36 ; 3, 17-18 ; 8, 32-40 ; 10, 43, etc.).
Les apôtres qui ont écrit les épîtres rendent témoignage de cette certitude : Jésus est le Christ qui devait venir (Rom 15, 8 ; 2 Cor 6, 1-2 ; Gal 4, 4 ; Phil 2, 5-11, etc.). Jésus-Christ sera envisagé dans la doctrine chrétienne comme celui qui accomplit pleinement le triple ministère de Roi, Prophète et Prêtre.
Ainsi le petit trait d’union qui unit habituellement les deux mots : Jésus-Christ, représente vraiment le trait d’union entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Jésus est le nom d’un homme, comme il n’y en avait pas beaucoup d’autres (c’est à peu près le même mot que Josué, Osée ou Ésaïe, en hébreu) ; Christ est le terme désignant le Messie venant de Dieu. Jésus-Christ, c’est le Messie-homme, Fils de Dieu et Fils de l’homme, divin et humain, annoncé par l’Ancien Testament et vivant dans le Nouveau Testament. Si nous supprimions l’Ancien Testament, nous saurions encore qui a été Jésus, mais nous ne pourrions plus bien savoir ce qu’est le Christ.
Si Jésus a réalisé les prophéties relatives au Messie, comment se fait-il alors que le peuple juif, dans son ensemble, ne l’ait pas suivi et n’ait pas cru en sa mission de Sauveur ? Sans doute, les premiers disciples ont-ils été des Juifs, et les foules qui l’écoutaient étaient-elles composées d’hommes et de femmes du peuple israélite. Mais ce sont pourtant les chefs religieux du judaïsme, les docteurs de la loi, les scribes, les pharisiens, les prêtres, entraînant à leur suite une foule capable de crier : crucifie-le, après avoir crié : béni soit le roi gui vient..., qui firent condamner Jésus au supplice infamant de la croix. Pourquoi n’ont-ils pas vu en lui le Messie ?
Cette question rejoint ce que nous avons déjà dit de la façon dont les prophètes avaient parlé du Messie. Presque toujours, ils annonçaient le Roi, fils de David, libérateur du peuple, régnant sur le trône glorieux de Jérusalem, et victorieux de tous ses ennemis. Durant les derniers siècles avant la venue de Jésus, une telle figure était devenue plus précise encore : le Messie serait le Roi glorieux venant miraculeusement du ciel, chassant les Romains qui occupaient la Palestine, et il établirait définitivement le Royaume de Dieu sur la terre. Les chefs religieux du peuple auraient les premières places dans ce Royaume. La justice de Dieu régnerait dans le monde où les païens se convertiraient. La figure du Messie humilié et souffrant, décrite dans Ésaïe 53, était alors appliquée non au Messie, mais au peuple lui-même : c’était le peuple de Dieu qui était le serviteur de l’Éternel, frappé pour tous les autres peuples. On n’avait pas retenu cet aspect du Messie, dans les milieux officiels juifs, et l’on en arriva à considérer comme impossible la venue d’un Messie qui ne serait pas le glorieux Roi de la famille de David.
Or, Jésus est venu comme un humble, né dans une étable, sans un lieu où poser sa tête, entouré de gens du peuple, pêcheurs de poissons, fréquentant des milieux peu recommandables aux yeux des autorités religieuses, et proclamant que les petits employés de l’administration romaine et les femmes de mauvaise vie devanceraient, dans le Royaume de Dieu, les honorables représentants de la religion juive. Comment ne pas voir en lui un menteur lorsqu’il se faisait passer pour le Messie ?
Jésus savait parfaitement qu’un malentendu terrible naîtrait dans l’esprit du peuple : c’est pourquoi, pendant la plus grande partie de son ministère, il tient à ne pas être connu comme le Messie. Il exige qu’on ne raconte pas les miracles accomplis (Marc 1, 44), il s’éloigne quand la foule le cherche (Marc 1, 37-38), il disparaît quand on veut le proclamer roi (Jean 6, 15). À ses disciples, il annonce que le Fils de l’homme doit souffrir et mourir, mais eux ne comprennent pas ce langage (Marc 9, 30-32). Lorsque ses plus proches lui parlent de l’espérance de ce qui va arriver, Jésus leur montre toujours le chemin qui doit passer par la croix (Marc 8, 31-38 ; 10, 35-45). Leurs yeux ne s’ouvriront vraiment que lorsque cette croix sera plantée et qu’ils auront vu leur maître rendre le dernier soupir (Marc 14, 27-50).
Oui, la croix de Jésus était vraiment le « scandale » pour les Juifs, qui ne pouvaient croire à ce Messie impuissant et misérable (1 Cor 1, 22-23). Mais le plan de Dieu devait s’accomplir ainsi, avant l’établissement de son Royaume. Il fallait que le péché des hommes éclate dans toute son horreur et que l’amour de Dieu resplendisse dans toute sa lumière. Le sacrifice du Père, dans la personne de son Fils, se montre à nous, par la croix et la résurrection, d’une manière telle que rien d’autre n’aurait pu mieux nous le montrer.
Mais alors, les prophètes se sont-ils trompés dans leur annonce du Messie glorieux ? Nullement. Jésus a parlé de son retour dans la gloire, à la fin de toutes choses. À ce moment-là, le Christ, toujours vivant depuis sa résurrection d’entre les morts, triomphera pour l’éternité. La foi au Christ-Jésus est inséparable, pour les chrétiens, de l’espérance de son retour. Les prophètes ont annoncé la venue du Messie glorieux : avant cela, le Messie devait souffrir et mourir, pour porter le péché du monde. Voilà en quoi Jésus-Christ, tout en réalisant les prophéties, a été plus encore que ce qui avait été annoncé. Ou mieux, voilà comment le Serviteur souffrant d’Ésaïe 53 et le Roi glorieux sur le trône de David sont, en Christ, le même Messie attendu. Sa mission divine, pour se réaliser, devait passer d’abord par le chemin de l’humiliation et de la mort, avant qu’il ne remonte dans sa gloire : « Il s’est dépouillé lui-même en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom... » (Phil 2, 7-11).
Ainsi, nous pouvons dire que Jésus a réalisé les prophéties de l’Ancien Testament. Il a été le Roi messianique décrit par les prophètes, il a accompli ce qui était annoncé, il a proclamé l’Évangile du Royaume. Mais en disant cela, il faut aussitôt ajouter ceci : s’il a réalisé les prophéties, ce ne fut pas d’une manière éclatante aux yeux de tous, au milieu de l’enthousiasme des foules et des louanges des représentants officiels de la religion juive. Sa messianité a été cachée aux yeux du monde ; le Royaume de Dieu reste dans l’avenir et demeure l’objet d’une espérance. Il fallait, pour que le plan de Dieu s’accomplisse, que le Messie connaisse la passion de Golgotha et le triomphe du matin de Pâques ; or ces choses ne se comprennent que par la foi. L’Église a pour mission de prêcher que Jésus-Christ est bien celui qui devait venir, que sa royauté est la seule à laquelle les chrétiens se soumettent, et que le Royaume de Dieu viendra avec le retour du Seigneur, lorsque Dieu jugera que son temps est venu. L’espérance de l’Ancien Testament est tournée vers le Messie qui doit venir. Celle du Nouveau Testament et de l’Église chrétienne est tournée vers le Messie qui est déjà venu, qui a tout accompli, et qui reviendra.
Extraits tirés du livre L’Ancien Testament et I’Église chrétienne d’aujourd’hui, Éditions Delachaux et Niestlé, 1957; reproduits par Aaron Kayayan, Un prophète pourquoi faire? Méditations sur le livre d’Amos. Éditions Foi et Vie Réformées, Palos Heights, 1997.