top of page

Isaïe et Jérémie aux prises avec les problèmes politiques
 

Robert Martin-Achard

Isaïe : Seconde moitié du VIII° siècle

Les rois de Juda hésitent sur la conduite à tenir devant cette colossale et terrifiante puissance. Ils oscillent entre une politique favorable aux maîtres de Ninive et une attitude hostile. Achaz demande à Tiglat Pilezer son aide, tandis qu'Ezéchias complote contre l'Assyrie. C'est dans ce contexte que le prophète Isaïe intervient. Il combat le désarroi des uns et les illusions des autres. Il ne veut entendre parler ni d'alignement, ni d'intrigues. Jérusalem ne doit pas tomber au pouvoir des Assyriens, mais elle ne participera pas à une coalition contre Ninive inspirée par l'Egypte. Les alliances que la cour de Juda envisage de conclure sont toutes condamnées par le prophète, car elles ne peuvent, selon lui, que mener le peuple de Yahvé à la catastrophe. Esaïe ne se contente pas de s'opposer à la diplomatie judéenne et aux dispositions militaires prises par son souverain. Il présente à ses contemporains une politique de rechange, en les invitant à mettre leur confiance en Dieu. Dès ses premières interventions, il place Juda devant une alternative : il s’agit de croire en Yahvé ou de se perdre. Il ne cessera tout au long de son ministère de répéter que le peuple de Dieu ne trouvera son salut que dans la foi…

 

Mais c’est en vain que le prophète, au nom du Saint d’Iaraël, expose dans une formule célèbre toute sa politique : « Vos serez sauvés par la conversion et le calme, et votre puissance consistera dans la tranquillité et la confiance. » (Is 30,15)

 

Il faut remarquer qu'Esaïe n'invite pas les Judéens à une confiance aveugle dans le Tout-Puissant, il ne les exhorte pas davantage au courage. Il ne prêche ni le fatalisme, ni l'héroïsme. La foi dont il parle n'est pas une sorte de saut dans le vide, elle se réfère à une tradition, elle s'appuie sur un passé et sur une promesse. Elle repose sur l'histoire des relations entre Yahvé et son peuple…

 

Esaïe part d'une certitude : Juda est la nation que Dieu s'est choisie, la maison de David son élue et Jérusalem sa cité. Il existe un lien qui unit Yahvé à une nation, une famille et une ville particulières, la berit, et celle-ci est le présupposé des déclarations prophétiques. La politique d'Esaïe est une théopolitique, selon l'expression de Martin Buber, et celle-ci concerne un certain peuple placé dans une situation donnée par un Dieu distinct de toute autre divinité. Elle n'est pas applicable par n'importe quel groupe humain, ni partout, ni toujours.

La théopolitique d'Esaïe est déterminée par l'alliance. Elle se fonde sur la berit à qui Juda doit son existence et sa raison d'être. Ce qui a fait le peuple de Dieu dans le passé, c'est en effet l'alliance. Elle seule garantit son avenir. En dehors de la berit, Juda n'est plus rien…

 

L'histoire a donné raison à Esaïe, son verdict mérite réflexion. Le cas du prophète montre combien il est contestable d'établir une opposition irréductible entre la foi et le réalisme. Esaïe n'a été ni un idéaliste, ni un politicien. Sa vocation en a fait le témoin de Yahvé et le conduit, conformément à la tradition yahviste, à intervenir dans les affaires publiques de son peuple. Son point de départ est sans nul doute théologique : Esaïe parle au nom de son Dieu, mais sa mission ne l'amène pas à ignorer les faits. Au contraire il doit les peser et les interpréter dans une perspective générale éclairée par l'histoire des relations entre Yahvé et son peuple. Sa foi ne le détourne pas des affaires terrestres, elle lui permet de juger de la situation avec plus de clairvoyance que ses adversaires politiques qui ne tiennent pas compte, comme lui, de toutes les données des problèmes qui se posent à Juda. Les autorités jérusalémites souffrent de myopie ou même d'aveuglement ; Esaïe, grâce à la référence à la berit, garde son sang-froid en dépit des heures troublées que vit Jérusalem et examine le sort de ses contemporains avec plus de recul et de perspicacité. Le rêveur en définitive, l'utopiste n'est pas le prophète, mais le souverain de Juda qui se refuse à l'écouter et croit à l'appui de Ninive ou au secours du pharaon. L'attitude de foi préconisée par Esaïe que ses ennemis ont qualifiée de folie s'est révélée être la véritable sagesse.

 

 

Jérémie : (Sous le règne de Josias [640-609]) – contemporain d’Ezéchiel

Au temps de Yoyaqim, l'année même de l'intronisation du roi, semble-t-il, Jérémie intervient publiquement pour dénoncer les dangereuses illusions dans lesquelles vit le peuple de Yahvé. En une période particulièrement agitée, qui a vu se succéder en peu de mois trois rois sur le trône de Juda, les habitants de Jérusalem cherchent à être rassurés sur leur avenir. La cour et le clergé s'accordent pour leur affirmer que leur cité étant la ville de Dieu, puisque le Temple y est dressé, ils bénéficient d'une protection infaillible. Le sanctuaire divin offre une garantie certaine aux Jérusalémites, tel est le point de vue officiel, confirmé par les événements de 701, auxquels Esaïe a été mêlé.

Jérémie ose s'en prendre à ce qui est presque devenu, parmi ses contemporains, un dogme. Il conteste l'appui automatique que Yahvé assurerait aux Jérusalémites ; il a le front de comparer le Temple à quelque entreprise de brigandage et surtout d'évoquer à son sujet le sort de Silo, lieu saint que Dieu a jadis laissé détruire de fond en comble pour punir Israël (v. 12s). Il répond ainsi à ceux qui monopolisent Yahvé pour la défense de leurs intérêts, en montrant que le salut du peuple de Dieu est lié, aujourd'hui comme hier, à l'obéissance à la volonté divine…

 

On a parlé à son propos de « politique de capitulation » (M. Weber), mais il faut encore dire pourquoi le prophète a constamment réclamé la reddition de Jérusalem. Jérémie n'a pas été à la solde de l'ennemi, Babylone n'ayant pas besoin de ses services pour vaincre le petit Etat judéen. Ce n'est pas par pacifisme (St. Zweig) que le prophète a adopté cette attitude, ni par simple réalisme. La vocation de Jérémie et non l'opportunisme explique sa prise de position.

 

Le prophète intervient en effet dans les affaires judéennes en tant que témoin de Yahvé. Sa politique, comme celle d'Esaïe, a un fondement théologique, ce qui ne l'empêche nullement d'être clairvoyante. Elle repose sur le fait qu'entre Yahvé et son peuple existe un pacte et que celui-ci réclame l'obéissance aux commandements divins.

 

Or Jérémie constate que Juda a été depuis longtemps infidèle à son Dieu. Il a brisé l'alliance et s'est installé dans l'idolâtrie et le scandale. Jérusalem en particulier, à l'instar de la cour et sous la bénédiction du clergé* s'est profondément corrompue. Ses habitants, sûrs de l'inviolabilité de la cité de David, refusent d'entendre les appels du prophète et ne manifestent aucun signe de repentir Jérémie tire les conséquences de cette obstination dans le mal : la berit est rompue, l'heure du châtiment a sonné…

 

La prédication de Jérémie à l'époque de Yoyaqim et de Sédécias s'inscrit donc dans une vue générale de l'histoire des relations entre Yahvé et son peuple, dont la clef est la berit.

 

 

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1967_num_47_3_3879

bottom of page