Une fable pour se ressaisir
James Woody
Chers frères et sœurs, les Israélites viennent de connaître un coup d’état anti-démocratique : 70 personnes susceptibles de gouverner viennent d’être assassinées, permettant ainsi au commanditaire, Abimélek, d’être intronisé. Du massacre, il y a un rescapé, Yotam, qui se rend sur le mont Garizim, un lieu particulièrement sacré, considéré comme le nombril symbolique du monde. Il prend la parole et s’adresse à tous les notables de Sichem. Nous serions en droit d’attendre qu’il assène quelques vérités bien tranchées. Nous serions en droit d’attendre qu’il dénonce ce véritable coup de force et qu’il demande que justice soit faite sur le champ.
Au lieu de cela, Yotam va raconter une histoire, une fable digne d’Esope ou Jean de La Fontaine. Cela semble bien dérisoire au regard de ce qui vient de se vivre. Cela semble non seulement disproportionné, mais tout simplement ridicule. Cette critique, je la lis tous les jours chez les détracteurs de la religion, de tout ce qui de près ou de loin ressemble à de la religion. Dans le combat au sujet de la laïcité qui fait rage ces derniers jours, ces dernières semaines, des personnes se sentent investies d’une mission qui consiste à décrédibiliser toute forme de religion. Concernant le christianisme, les attaques fusent aussi bien sur la théologie qui ne serait qu’une histoire de surnaturel pour débiles profonds que sur les textes bibliques avec leurs contes de fées.
A nouveau, des coups de boutoirs sont assénés en France pour éliminer le religieux du panorama. En disant cela, je ne cherche pas à dramatiser pour attirer quelque compassion que ce soit. Des articles, des prises de parole publiques de journalistes, de personnes exerçant des responsabilités politiques ou non, disent clairement que la laïcité devrait être l’exclusion radicale du religieux. Ces personnes, qui n’ont probablement jamais lu cette fable de Yotam, pourrait fort bien en dire que, vu le niveau intellectuel de la Bible, on ne peut pas prendre les religions au sérieux – sous entendu : les affaires de la cité doivent être dans les mains de gens qui ont la tête sur les épaules.
Cette fable, car c’est bien d’une fable dont il s’agit, a pourtant sa place dans la Bible. Et c’est peut-être dans des situations semblables à celle que nous vivons, que ce genre de textes a non seulement sa légitimité, mais que ces textes sont d’une redoutable efficacité.
La fable
Qu’il y ait des fables dans la Bible n’a rien d’étonnant pour nous. Non seulement nous sommes habitués au genre littéraire fable par notre culture classique, mais ce n’est pas un cas rare dans la Bible. Les cours de français nous ont appris à ne pas considérer les fables comme des récits scientifiques destinés à décrire le fonctionnement de la nature, mais comme des récits poétiques, métaphoriques, destinés à décrire le fonctionnement de la société humaine. Il n’en va pas autrement pour les textes bibliques. Les fables sont une manière de mettre en scène les hommes et les femmes aux prises avec le réel. Aucun croyant sérieux ne pensent que le serpent de la Genèse parlait, ni que les arbres conversent pour savoir lequel règnera sur les autres. Les contes de la Bible, pas exemple le livre de Jonas ou le livre de Job, sont autant d’histoires qui n’ont pas eu lieu, mais qui nous donnent à réfléchir sur notre vie. Et nul croyant sérieux ne considère que les choses ont pu se passer exactement comme elles sont racontées.
Un langage qui dédramatise
L’intérêt de la fable, de la parabole, du conte, c’est de parler de la vérité sans organiser un choc frontal. Le choc frontal semble être le mode de fonctionnement privilégié ces temps-ci. Quelqu’un fait une déclaration et, aussitôt, on lui oppose une déclaration contraire. Des personnes signent une tribune et on leur oppose une correction de la tribune. La communication, ces derniers temps, n’est que réaction. On réagit aux propos d’untel, on réagit aux réactions d’unetelle, ce qui provoque d’autres réactions. On en vient aux pétitions pour demander la démission d’un tel, ce qui provoque en retour une pétition pour soutenir le même. Bref, nous sommes dans une logique d’affrontement que je ne saurais qualifier que par un mot : stérile. Personne ne sort grandit de ces querelles de cours de récréation portées sur la place publique et avec les effets de résonnances que permettent les moyens de communications modernes. Qui gagne ces combats de coq ? Personne. Il n’y a que des perdants. Car, dans ces logiques d’affrontement, on ne convainc que les convaincus.
Un langage par delà les cultures particulières
La fable rend la communication possible parce qu’elle ne braque pas les interlocuteurs. Dites un mot théologique ou du vocabulaire religieux à quelqu’un qui ne veut plus entendre parler de religion, et vous pouvez être sûr qu’il ne vous écoute plus. En déplaçant les interlocuteurs sur un terrain neutre, la fable rétablit l’écoute et donc la communication. Elle dédramatise, elle décrispe, elle décontracte dans la mesure où elle neutralise le conflit sur la forme. Bien des personnes qui partagent les mêmes convictions sur l’humanité qu’ils souhaitent, se déchirent sur des questions formelles. N’oublions pas que les religions sont comme des langues qui permettent de dire ce qu’il y a de plus ultime pour chacun. Nous pouvons parler des langues différentes et, pourtant, dire la même chose. La fable crée un terrain d’entente possible, par delà les références culturelles propres.
Respecter les interlocuteurs
Pour finir ma défense du texte biblique et des contes qu’il contient, je dirais que ce genre littéraire est respectueux des personnes. Il évite de blesser en accusant nommément. Le but est de permettre à chacun de prendre conscience d’une situation, de prendre conscience de mécanismes à l’œuvre dans notre monde et à en tenir compte pour sa propre analyse et ses propres choix. La fable, elle, n’attaque pas le sujet de front. La fable ne commence pas par accuser l’adversaire d’être un ignorant, un incapable, un usurpateur, un radicalisé… La fable expose une situation qui, a priori, ne nous concerne pas, ce qui nous permet de l’écouter plus tranquillement, sans nous sentir accusés et donc sans être déjà à préparer la réplique. Une fable est bien inoffensive, à première vue, d’autant qu’elle ne fait pas d’attaque personnelle, les fameuses attaques ad hominem qui pullulent également.
Ce que dit cette fable
J’en viens maintenant au contenu. Que nous dit cette fable, aujourd’hui ? Elle nous parle de tous ceux qui ont accédé au pouvoir par défaut. Et, plus précisément, cette fable s’adresse à tous ceux qui ont permis et qui permettent cela. Les notables de Sichem sont bien les destinataires de la fable. Ce sont eux l’olivier, le figuier, la vigne, qui ont mieux à faire que de s’intéresse au bien commun. Leur prestige personnel l’emporte sur le bien de la société. Leur narcissisme les empêche de se mettre au service de la communauté. Ces notables ont refusé de renoncer à une part de leur gloire, ou de la vie facile. Ces notables ont surtout refusé de renoncer à l’irresponsabilité. Or, c’est précisément sur cet aspect que Yotam va les amener à réfléchir et va les amener à répondre de leurs actes ou de leurs non-actes. Abimelek est au pouvoir, mais pour quelle raison ? Est-ce parce qu’ils considèrent que c’est un bon choix ou est-ce pour une autre raison ? Et dans ce cas, quelle est la raison pour laquelle les notables ont accepté qu’Abimelek prenne le pouvoir ?
Yotam, en racontant l’histoire, donne un critère pour évaluer le choix de celui qui règne. Est-ce un bien absolu, une vérité (en hébreu c’est le terme ‘emet, la vérité, qui est employé et qui est traduit par « vraiment » ou « de bonne foi »), ou non ? Si ce n’est pas un bien absolu, c’est donc un bien relatif, ce qui signifie que le choix a été fait pour d’autres raisons que l’objectif de gouverner. Il se pourrait que les notables aient accepté l’intronisation d’Abimelek pour avoir la paix dans leurs affaires personnelles ; il se pourrait que cela les arrange à titre personnel qu’il soit au pouvoir. Quelles que soient les motivations, Yotam dénonce cette situation qui consiste à mettre quelqu’un au pouvoir pour une autre raison que la conduite des affaires publiques. A la limite, le conte se moque de la manière dont Abimelek a obtenu le pouvoir ; le conte s’interroge sur le bien fondé de l’intronisation d’une personne qui n’a pas à cœur la mission qui lui est confiée.
C’est toute la différence entre Moïse qui se tient face à un buisson en feu et qui va accepter d’assumer la mission de conduire le peuple en liberté – ce buisson brûle, mais ne consume pas- et les notables qui sont face à un buisson, des notables qui n’assument pas leur responsabilité, et qui vont se retrouver avec un buisson qui va tout consumer.
Cette fable biblique nous offre une approche théologique de la responsabilité politique, de la question du pouvoir en général. Avec un langage religieux, elle aurait dit : si vous vous éloignez de la parole de l’Eternel, vous ne prolongerez pas la durée de vos jours. Dans le langage populaire, elle dit que si nous instrumentalisons le pouvoir, si nous nous en servons à d’autres fins que le service commun, alors même les plus vigoureux s’en trouvent consumés.
On pourra toujours me dire que le christianisme est une affaire dépassée, que cela ne fait même plus sourire les enfants. Pour ma part, je constate que la théologie chrétienne est encore en mesure de redonner un sens politique aux personnes. La théologie appelle chacun à être responsable de ses choix ; elle appelle chacun à prendre conscience des conséquences néfastes lorsque nous faisons des choix conditionnés par d’autres raisons que celles qui concernent le sujet à traiter.
Voilà pourquoi nous serions bien inspirés de continuer à raconter les histoires de la Bible et, pourquoi pas, à en produire d’autres. Nous avons un ardent besoin de renouer le contact entre communautés de pensée, entre communautés culturelles, religieuses... Nous avons un ardent besoin de nous entendre. La théologie nous aide à déployer une pédagogie qui nous fasse passer de l’affrontement à ce dialogue nécessaire, et elle nous replace devant les véritables enjeux.
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